Avec son look post-ado et cet air vaguement ingénu, on donnerait le bon Dieu sans confession à Mark Zuckerberg.

On lui a donné bien mieux, en fait, et justement pour cette raison-là : on lui a confié tous nos secrets. Date de naissance, occupations, éducation, boulot, état matrimonial, intérêts, fantasmes, opinions politiques, préférences esthétiques...

Tiens, voici mon sang, viens chercher mon ADN, regarde au fond de mon cerveau et de mes entrailles, bienvenue chez moi, je te présente mon chat, ma voisine...

Un jour, on apprend que des méchants se sont emparés de ces données et on lit ça comme si c'était un accident de train. Alors que le train s'en allait exactement là.

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Dans de rares entrevues cette semaine, notamment à CNN et au New York Times, Mark Zuckerberg a expliqué avoir été stupéfait et choqué par ce qu'il a appris ces derniers temps.

Quand il a commencé à penser à Facebook en 2004 dans sa chambre de résidence à Harvard, où il étudiait l'informatique, il ne pouvait pas se douter que 14 ans plus tard, une des questions majeures auxquelles il ferait face serait : « Comment éviter que des gouvernements n'interfèrent dans les élections des gouvernements d'autres pays ? »

Il y avait quelque chose d'hallucinant à l'entendre dire qu'il avait dû se préparer pour les élections françaises, puis pour l'élection locale en Alabama, et bientôt celles de l'Inde et du Brésil...

Bref, cette entreprise, dirigée par ce milliardaire de 33 ans, est au coeur des enjeux démocratiques contemporains. On a l'impression certains jours que Facebook tient entre ses mains l'avenir de la démocratie elle-même.

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Qu'a-t-il donc appris qui l'a renversé ?

Que Cambridge Analytica, une firme d'organisateurs politiques professionnels faisant affaire notamment avec des crapules un peu partout à travers le monde politique, a siphonné illégalement les données personnelles de 50 millions d'utilisateurs du réseau social. Des données qui servaient à mieux influencer les résultats électoraux aux États-Unis. Difficile de conclure que c'est cette compilation de données qui a permis la victoire de Donald Trump.

Ce qui est évident, par contre, c'est qu'il n'a pas été infiniment difficile pour cette firme d'obtenir ces renseignements personnels.

Ce qui est aussi très évident, c'est que les données « stockées en sécurité », c'est un conte pour enfants.

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Cette histoire s'ajoute à « l'affaire russe ». D'après Zuckerberg lui-même, pas moins de 30 000 faux comptes ont été créés par des agents russes. L'idée était de se faire passer pour des Américains et de propager des informations, opinions, énervements, scandales, enfin toutes espèces de « partages » pour contaminer la sphère publique, diviser l'opinion, faire circuler de fausses informations et provoquer une sorte déstabilisation politique.

Le fondateur de Facebook nous dit aussi que lors de l'élection partielle en Alabama l'automne dernier, de faux comptes gérés de la Macédoine ont été découverts.

Il assure que de nouveaux outils d'intelligence artificielle ont été mis au point pour débusquer les tentatives de manipulation et fermer ces comptes. Les employés au service de sécurité passeront de 15 000 à 20 000 d'ici la fin de l'année. Et potentiellement, les 50 millions de victimes de la fuite de renseignements personnels seront toutes avisées, dit-il.

Bien hâte de voir ça.

Il explique la nouvelle stratégie commerciale à l'oeuvre. Après les courriels de vente de Viagra au rabais qu'on nous envoyait dans les années 90, on est passé à la diffusion de contenus sensationnels (vous ne croirez pas ce qui est arrivé !) pour que le client clique et soit exposé à une annonce.

Voyez ce qu'il disait là-dessus au New York Times cette semaine : « Il y a des décisions assez simples à prendre pour contrer ça, comme : OK, si vous êtes seulement proche d'être un site de fausses nouvelles, vous ne pourrez mettre d'annonce de FB sur votre site. Et alors ça deviendra plus difficile pour eux de faire de l'argent. »

Êtes-vous rassurés ?

En ce moment, des enquêtes sont lancées visant « des milliers » d'applications par l'entremise desquelles des entreprises auraient eu accès aux informations personnelles d'utilisateurs.

Quant à Cambridge Analytica, M. Zuckerberg nous dit benoîtement que Facebook a obtenu de la société britannique la « certification juridique » de la destruction des données recueillies illégalement.

Ç'a bien l'air que Facebook s'est fait avoir...

Le président fondateur est manifestement inquiet, au point de demander lui-même une réglementation supplémentaire pour encadrer les réseaux sociaux et protéger les données.

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Tout ceci est très touchant de bonne volonté, mais à la base, Facebook fait de l'argent comment ? En utilisant les données personnelles pour nous vendre de la publicité. En recoupant les informations sur les sites visités, les préférences, etc. L'inquiétude de Facebook est réelle. Parce qu'à part les rares qui fermeront leur compte, si la source de renseignements personnels se tarit, si les gens deviennent trop méfiants, c'est tout le « modèle » de l'entreprise qui sera ébranlé.

Dans un univers où le citoyen est un client, ça peut servir à lui vendre des souliers de course ou une idée politique. Ou plutôt une émotion politique. Un sentiment politique. Qu'ensuite on enrubannera dans une campagne.

Qu'un jour des gens utilisent les données phénoménales contenues dans cette banque à des fins politiques ne devrait pas être particulièrement renversant. Quand Barack Obama a été élu en 2008, plusieurs s'émerveillaient de l'utilisation par sa campagne des mêmes médias sociaux. Dix ans plus tard, on se rend compte qu'il y a bien d'autres moyens plus subtils, plus pervers aussi, de s'en servir.

En créant Facebook il y a 14 ans, Zuckerberg et ses associés n'avaient pas imaginé ce monstre ? Sans doute pas en 2004. Mais ça fait un bail que les experts le voient venir, ça fait un bail que Facebook même l'entrevoit, et ça fait un bail que l'entreprise n'a à peu près rien fait pour l'éviter.

Pourquoi ? Parce que c'est comme ça que ça marche : en vendant les infos des gens. Et le plus beau : les gens fourguent leur vie en pièces détachées avec joie.

C'est comme ça que Mark Zuckerberg s'est retrouvé au cinquième rang parmi les hommes les plus riches du monde.

Et tout d'un coup, on apprend ce qui se trame avec « nos » données, et nous voilà tout ahuris.

M. Zuckerberg l'est pas mal moins que nous, et pas mal moins qu'il ne le dit. En fait, il n'y a rien de si incroyablement surprenant. C'était un peu ça, le plan : une superbe manipulation librement consentie.

Le génie est sorti de la bouteille, bonne chance pour le remettre à l'intérieur, mais au moins, on ne peut plus dire qu'on ne l'a pas vu...