Ses mitaines orange, mais surtout ses fesses: ce type qui venait de me doubler pendant un jog du dimanche était un patineur de vitesse. Je n'y connais pas grand-chose, mais j'ai fréquenté assez les ovales olympiques pour distinguer le postérieur d'un patineur de celui d'un sauteur à ski.

Il courait à bon rythme avec un autre type qui pompait l'air en l'accompagnant, tout en causant patinage en néerlandais.

J'ai appuyé sur l'accélérateur. Euh, excusez-moi... d'où venez-vous? Pays-Bas, en effet. En le voyant de face, j'ai vu qu'il n'avait plus tout à fait l'âge d'être un athlète olympique, on ne peut pas tous être une Claudia Pechstein. C'étaient des journalistes, tout bêtement.

On cause un peu, il me dit que la médaille d'or de Ted-Jan Bloemen au 10 000 m, cet ex-Néerlandais devenu Canadien, est «la plus grande performance des Jeux, de loin». Il me parle de Gaétan Boucher, qu'il admire, et de cette fille que j'avais vue à Sotchi, Jorien ter Mors, qui fait le courte piste ET le longue piste encore une fois à ces Jeux-ci. La meilleure technicienne de son sport, me dit-il, en m'expliquant que son corps est mieux adapté à l'ovale qu'au courte piste, un sport pour les petits.

Enfin bref, le gars n'a pas que les fesses du patineur, il a aussi l'encyclopédie de l'ovale.

On parle de course à pied. Il me dit qu'il a couru le marathon de Boston... en 2 h 51 min. Du sérieux, quoi. Je me montre impressionné.

«Disons que c'est pas mal pour un sprinter...

- Ah, vous avez été athlète, alors?

- Oui, oui...»

Je lui demande son nom, nos chemins se séparent, vu que j'aperçois enfin la mer du Japon, c'est peut-être ma seule chance de m'y rendre...

En revenant, je réalise avec qui je courais. Il s'appelle Erben Wennemars, 42 ans, et en plus de ses deux médailles de bronze à Turin, il a été détenteur de six records du monde, a huit titres de champion du monde, a été sacré athlète de l'année aux Pays-Bas en 2003... Bref, une immense vedette sportive dans son pays.

***

Le soir venu, je me rends à l'ovale pour voir Jorien ter Mors sur 500 m, c'est quand même toute une histoire, cette fille assez folle pour concourir sur la petite et la grande glace, personne ne fait ça. Elle ne veut pas choisir, elle veut tout. Elle n'a pas fait de podium au courte piste, mais a décroché une médaille d'or au 1000 m en longue piste.

«Si elle avait gagné au courte piste hier, ils auraient dû reporter la cérémonie de remise des médailles, vu qu'elle a une compétition à l'ovale ce soir», m'avait dit mon nouvel ami Erben.

Finalement, Jorien termine en sixième place, rien pour écrire à son boss à l'heure de tombée.

C'est une Japonaise, Nao Kodaira, qui arrive première. Mais quand la foule voit la Sud-Coréenne Lee Sang-hwa faire le deuxième chrono, c'est le délire dans les gradins.

Les deux filles étaient là, côte à côte, drapeau de leur pays en main, à faire un tour de reconnaissance devant une foule qui en redemandait. Une foule où il y avait beaucoup de Japonais, d'ailleurs.

Je voyais ces deux jeunes femmes défiler, tout sourire... Japon et Corée... Deux pays au lourd passé commun, un envahisseur et un conquis, un passé brutal, sanglant, qui laisse encore des traces.

Ensuite, en conférence de presse, jamais on n'avait vu autant de journalistes. Coréens et Japonais le nez sur l'heure de tombée, assis par terre à écrire en même temps que les deux femmes se racontaient.

«Qu'aimez-vous chez Sang-hwa?» a demandé un journaliste à la Japonaise. «Et qu'aimez-vous chez Nao?», a-t-il demandé à la Sud-Coréenne.

La Japonaise a répondu dans sa langue, l'interprète a traduit en coréen, un autre en anglais, un autre en chinois, et avec un délai, la Sud-Coréenne a compris les compliments que lui faisait son amie.

«C'est vraiment cute, ce que tu viens de dire là», a-t-elle répondu en coréen, et après ce délai de traduction, l'autre a ri, elles ont ri toutes les deux, enfin tout le monde riait.

Il y avait dans ces minuscules moments quelque chose de magnifique, à écouter ces deux athlètes issues de deux pays jadis ennemis, unies dans le sport, expliquer leur amitié, leur entraînement aux Pays-Bas, et voir cette centaine de paires d'oreilles écouter ces représentantes de «la jeunesse du monde entier», comme dirait le Baron, tout ça dans une sorte de tour de Babel linguistique.

***

Des fois je me demande ce qui m'attire ici. Je sais, le dopage, la politique du CIO, la corruption de ces aristocrates du sport qu'on voit passer dans des voitures de luxe. Je sais tout ça.

Mais si j'aime les Jeux, c'est pour ces moments-là. La beauté de la performance humaine poussée à sa limite, oui. Mais aussi une beauté inattendue, profondément émouvante, un soir à l'ovale olympique, quand tu cherches à voir une Néerlandaise hallucinante, mais que tu trouves à la place une accolade asiatique.

Et aussi pour un jog avec un journaliste champion du monde aux fesses de sprinter en allant voir la mer du Japon, celle qui sépare ou qui relie ces deux pays millénaires, ça dépend des jours.

Photo Bernard Brault, Archives La Presse

Le patineur Erben Wennemars aux Jeux de Turin en 2006