Il n'y a pas que Donald Trump qui a besoin de cours de droit constitutionnel. Justin Trudeau se voit-il comme un premier ministre ou comme une sorte de gouverneur général?

On ne fera pas une commission d'enquête là-dessus. N'empêche. Cette histoire de vacances de la famille Trudeau-Grégoire dans l'île privée d'un sympathique milliardaire nous en apprend sur notre premier ministre.

Elle nous révèle combien Justin Trudeau peut manquer de jugement et de compréhension de sa fonction.

Le rapport de la commissaire fédérale à l'éthique, Mary Dawson, a été rendu le 20 décembre, tout juste avant qu'elle ne quitte ses fonctions - elle a été remplacée hier par Mario Dion. Justin Trudeau a aussitôt présenté ses excuses et hop, c'était Noël.

C'est un rapport sévère. Jamais un premier ministre n'avait été écorché ainsi par la commissaire à l'éthique. Non pas que la moralité de M. Trudeau soit mise en cause. C'est l'espèce d'innocence du premier ministre qui ressort de cette histoire.

On a parfois l'impression que Justin Trudeau se promène dans le monde davantage comme une rock star que comme un chef de gouvernement, et on ne le mesure pas mieux qu'ici.

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Commençons par parler de l'Aga Khan. Héritier d'une fortune maintenant évaluée à 1 milliard, apparemment fondée sur les contributions des fidèles «ismaéliens», branche minoritaire de l'islam chiite dont il est le chef spirituel.

L'homme de 81 ans a hérité du titre de son grand-père. Il se consacre à la philanthropie un peu partout dans le monde, souvent dans des partenariats avec les gouvernements occidentaux. Il entretient des relations privilégiées avec les chefs politiques de nombreux pays depuis 50 ans.

Dès les années 70, il est devenu proche de Pierre Elliott Trudeau, quand l'Ouganda a expulsé du pays les ismaéliens - que le Canada a accueillis en partie. Depuis, tous les premiers ministres canadiens ont entretenu des relations avec lui. D'après le rapport de Mme Dawson, le gouvernement fédéral a versé 330 millions aux oeuvres de l'Aga Khan depuis 1981.

Pierre Trudeau était à ce point près de l'Aga Khan que les deux familles ont passé des vacances en Grèce ensemble en 1983 - quand Justin avait 10 ans. Quand M. Trudeau est mort, l'Aga Khan était un des porteurs de cercueil. Et quand son fils est devenu premier ministre, les deux hommes ont renoué contact.

C'est que non seulement le gouvernement canadien participe aux projets de sa fondation, mais l'Aga Khan a également des projets et des intérêts au Canada - bien qu'il soit citoyen britannique et résidant français. Entre autres, sa fondation a obtenu un bail de 99 ans sur l'ancien Musée de la guerre à Ottawa pour y installer son «Centre mondial du pluralisme», l'an dernier, après des rénovations importantes. Le gouvernement lui «loue» l'édifice pour une somme symbolique de 1 $ et a contribué à la dotation de l'organisme à hauteur de 45 millions - la fondation en a injecté autant. Le dernier versement de 15 millions avait été promis par Stephen Harper en 2014. Mais voilà, le changement de gouvernement a inquiété les gens de la fondation de l'Aga Khan, qui trouvaient que le versement tardait à venir.

C'est dans ce contexte que des responsables de la fondation, puis l'Aga Khan lui-même, ont rencontré Mélanie Joly et Justin Trudeau, en 2015 et 2016. La fondation était même inscrite au registre des lobbyistes.

L'Aga Khan tentait aussi de convaincre M. Trudeau et Mme Joly d'entreprendre une remise en valeur des berges de la rivière des Outaouais, tout près de son nouveau «centre». Un projet de 200 millions qui ne verra jamais le jour.

Jusqu'ici, rien d'incorrect : une organisation légitime tente de faire avancer ses projets parfaitement nobles auprès du gouvernement fédéral.

Là où ça se corse légèrement, c'est que se mêle à cela une sorte de « relation d'amitié ».

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Quand il était simple député de l'opposition, en 2014, Justin Trudeau et sa famille avaient séjourné dans l'île privée du chef religieux. Mais voilà qu'en mars 2016, Sophie Grégoire elle-même appelle la fille de l'Aga Khan pour savoir si elle ne pourrait pas aller séjourner dans ce petit paradis des Antilles avec «une amie» et leurs enfants. Bien sûr, ils sont les bienvenus. Justin Trudeau n'y va pas, mais la famille, oui.

La semaine a dû être agréable, puisque dès l'été, Mme Grégoire demande d'y retourner «avec des amis» pour les fêtes de fin d'année. C'est ainsi que Justin Trudeau s'est rendu là du 26 décembre 2016 au 4 janvier 2017, voyageant à partir de Nassau avec l'hélicoptère de Son Altesse.

Où est le problème? Le problème est sur plusieurs plans, comme l'écrit la commissaire. D'abord, un ministre ne peut pas utiliser un avion ou un hélicoptère privé sans autorisation et sans circonstances exceptionnelles. Il n'y avait ni l'une ni les autres.

Deuxièmement, il s'agit d'un cadeau somme toute important, qui pourrait «raisonnablement donner à penser» qu'il servait à influencer une décision du gouvernement en sa faveur. Pour faire avancer des intérêts personnels, tout philanthropiques qu'ils soient.

Ça représente clairement des infractions à la Loi sur les conflits d'intérêts.

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On ne fera pas nommer un procureur spécial avec ça et on n'est pas devant le scandale politique du siècle.

Mais comment se fait-il que M. Trudeau n'ait pas vu, dès le départ, que de séjourner chez un homme (et à ses frais) qui fait du lobby auprès de lui était inapproprié, et en fait illégal?

Justin Trudeau a prétexté ses liens d'amitié. Une amitié bien superficielle, a conclu la commissaire. Sans doute leurs sentiments d'affection étaient sincères, mais c'est comme par hasard quand il s'est rapproché du pouvoir que les deux hommes ont renoué. Autrement, ils ne se seraient jamais fréquentés - comme son frère et sa mère, qui n'ont jamais revu l'Aga Khan.

M. Trudeau a expliqué à la commissaire que «ses rapports avec l'Aga Khan et ses institutions canadiennes» étaient «de nature cérémoniale, comme le seraient les interactions qu'il aurait avec n'importe quel dirigeant ou dignitaire de haut rang».

L'explication est douteuse, surtout que la plupart des «dignitaires» n'ont pas de liens financiers avec le gouvernement canadien, surtout des dossiers où le premier ministre peut peser lourd... même si M. Trudeau prétend qu'il lui est impossible d'intervenir dans ce genre de dossier.

Ah, c'est vrai, il ne s'agit pas de sombres malversations. Mais il y a dans le geste et dans les explications de M. Trudeau une légèreté et une innocence qui en disent long sur son caractère.

Bien sûr, les oeuvres de l'Aga Khan sont pleines de bonnes intentions et tous les gouvernements les ont appuyées. Mais il ne manque pas de projets bien intentionnés et de fondations humanitaires. Ceux qui en font la promotion n'ont pas tous la chance d'avoir un accès direct au plus haut niveau du gouvernement ni des palais sous les tropiques pour entretenir des amitiés superbes et presque pas intéressées.

Justin Trudeau a reconnu ses torts. On dira que le métier rentre. Il rentre lentement.

Hier, ses députés lui ont évité une comparution devant un comité des Communes. Mais il a bien mérité ce rapport sévère et les jours pénibles qui l'attendent devant les Communes.

Une question pour finir : imagine-t-on la réaction si Stephen Harper avait fait la même chose tout aussi innocemment?