Entre François Chartier et Barcelone, c'est devenu très intime. Ça se passe au niveau des molécules.

Mine de rien, le sommelier québécois est devenu une vedette du milieu gastronomique dans la capitale catalane, où il réside maintenant. Son livre, qui s'est déjà vendu à 60 000 exemplaires au Québec, est devenu en Espagne Papilas y moléculas, et il figure cet automne sur la liste des best-sellers. La presse gastronomique lui fait une couverture enviable, il a ses entrées chez tous les chefs étoilés, bref, il a ici un statut qui l'étonne lui-même.

Nous sommes attablés au Mont Bar, dans le quartier Eixample, près de la place de l'Université. Un bar à vins, comme de bien entendu. Bar à tapas, mais avec cette touche moderne qui montre qu'une tradition n'est vivante que si elle se réinvente.

« Tout me plaît ici. Je me suis senti immédiatement chez moi. La façon de vivre, la créativité, l'ouverture d'esprit incroyable, l'art dans la rue, mais assez discret, la vie dehors, le bouillonnement culturel incroyable, les produits frais... Tout me stimule énormément, j'ai une idée à l'heure, ici... »

Voilà bien 25 ans qu'il venait ici, pour rencontrer des gens, pour faire des conférences. Mais tout a vraiment commencé par un courriel en 2006. Une invitation de Juli Soler, copropriétaire avec Ferran Adrià du défunt El Bulli, restaurant le plus révolutionnaire de la planète. « Ferran, c'est le génie créatif, mais Juli, c'était le René Angelil du projet. »

Le courriel disait simplement : viens donc nous voir, on aimerait ça te rencontrer, que tu parles à nos gens...

« J'ai cru à une blague. Je suis parti à rire. Ben oui, moi le jeune freak à Sainte-Adèle qui travaille sur les arômes ! »

Ce n'était pas une blague, c'était même très, très sérieux. Ces gens qu'il idolâtrait, dont il avait lu toutes les publications, lui demandaient à lui (lui !) de venir faire état de ses recherches...

« Ces gens-là avaient déjà complètement changé ma vision, ouvert mon esprit. Au point qu'en 2001, j'ai tout abandonné pour me remettre en question. Il fallait que je repense mon métier, et l'avenir passait par la science... »

Lui qui a détesté tous ses cours de science au secondaire, lui qui séchait joyeusement sa chimie se retrouvait à causer atomes et acides aminés avec des scientifiques aux États-Unis, au Québec (Richard Béliveau) et, surtout, celui qui est devenu son grand collaborateur, Pascal Chatonnet, du laboratoire d'oenologie de Bordeaux.

Il est souvent revenu sur le sujet : l'idée était d'allier les arômes fondamentaux des vins aux aliments pour décupler l'intensité de l'expérience. « Un plus un égalent trois », comme il dit.

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Toute cette aventure en dit autant sur François Chartier que sur cette ville.

« Ils étaient comme ça : ils allaient chercher des gens de partout dans le monde, ils cherchaient les idées nouvelles, ils remettaient tout en question, pour absorber et digérer tout ce qui se passe dans l'époque. Pour moi, c'est l'esprit même de Barcelone. »

Ce jour de 2006, Chartier n'a toujours pas publié Papilles et molécules, mais il parle de ses découvertes, fait des conférences. Soler le contacte pour qu'il se joigne à l'équipe d'El Bulli. Non seulement pour trouver les vins à harmoniser avec les plats, mais pour développer des plats autour des vins.

« Ça a cliqué en cinq minutes. »

Ce restaurant mythique, installé dans une crique près de Roses, à deux heures de Barcelone, était fermé six mois par année à des fins de recherches.

« Pour moi, il y a un avant- et un après-Ferran Adrià. On n'est pas obligé d'être d'accord avec ses résultats, mais on doit se situer par rapport à lui. Regarde ce qu'on mange : ça n'existerait pas sans lui... »

On vient d'apporter à la table des dumplings qui tiennent dans des rondelles de radis japonais, au lieu de la pâte.

« Adrià s'est demandé ce qu'était l'essence de la gastronomie espagnole : c'est les tapas, qui sont souvent des aliments servis sur une tranche de pain... Il les a décomposés, analysés chimiquement, recomposés, présentés autrement. Tout est devenu un jeu, un trompe-l'oeil... »

Adrià a mis fin à l'expérience en 2011 pour instaurer une fondation, consacrée à l'histoire de la gastronomie et de l'alimentation, où travaillent 70 personnes. Dans une perspective « sociale », ils publieront une trentaine d'ouvrages fondamentaux. Le premier vient de paraître, il porte comme il se doit sur les moissons. Le deuxième sera sur le vin...

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Tous les aliments sont déjà répertoriés au niveau moléculaire, pour des raisons de salubrité. On sait ce qui compose une betterave, une escalope de veau et peut-être même, un jour, une poutine. D'un autre côté, les composés chimiques des vins sont aussi répertoriés dans des grimoires informatisés depuis un certain temps. Le travail de Chartier était de faire la jonction entre ces savoirs pour isoler les molécules qui excitent les papilles et, si possible, leur possesseur...

« Quand j'ai demandé aux gens du laboratoire de Bordeaux ce qu'ils pensaient de mon projet, ils m'ont dit : "Si tu ne le fais pas, on va le faire !" »

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Il a beau dire qu'il n'a jamais eu de plan, que tout lui a été offert un peu par accident, François Chartier ne s'est jamais assis sur sa réputation. Sacré en 1994 « meilleur sommelier au monde », devant des concurrents de grands pays vinicoles, il s'est fait un nom au Québec, il a eu un club de vin, fait des chroniques dans les médias (dans La Presse, en particulier), bref il avait une jolie carrière qui aurait pu durer toujours... s'il n'avait pas senti qu'il se serait ennuyé.

Il a sa gamme de vins vendus au Québec, mais il n'est pas peu fier de dire que ses vins sont vendus dans « 61 tables à Barcelone ». Il y vend environ 20 000 bouteilles par année, ce qui n'est rien par rapport aux 800 000 qu'il vend au Québec, mais toujours est-il qu'il vend son vin espagnol aux Espagnols...

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Un grand hôtel en voie de rénovation majeure, le Princesse Sofia, l'a approché pour « redéfinir » la carte des vins. L'endroit est à deux pas du stade du FC Barcelone, un des copropriétaires du club y a ses habitudes, notamment celle de dîner avec le propriétaire du club visiteur.

Choisir une liste de vins était la partie facile. Mais comment « réinventer » le concept ?

« J'ai eu l'idée de faire choisir des arômes plutôt que des vins. J'ai divisé les arômes en sept catégories, chacune réunie dans un flacon. Pour ça, j'ai travaillé avec le parfumeur barcelonais Ramon Monegal. Le client se fait donc apporter les flacons... Il choisit celui qui lui plaît le plus et le sommelier lui propose ensuite des vins correspondants.»

Plus étonnant, mais il ne peut pas donner de détails pour le moment, il travaille avec des inventeurs d'une machine à diminuer l'alcool du vin...

« Pardon ?

- J'ai fait le test. C'est renversant. On passe un vin dans cette machine et on le fait passer de 14 ou 15 % à 4, 5, 7 %... sans altérer le goût. En cinq minutes. C'est un procédé qui peut être utilisé à l'embouteillage ou à la consommation. »

« Les gens recherchent des vins plus frais, et avec le réchauffement climatique, on voit de plus en plus de vins à 15 ou même 16 % d'alcool. On vante les mérites du vin pour la santé, mais ils sont contrebalancés par les effets néfastes de l'alcool. Sans compter qu'une proportion importante de la population, notamment en Asie, digère mal l'alcool. Au goût, je n'ai jamais eu de problème avec l'alcool, mais en faisant le test, quand on passe du même vin à 7 et 12 % tout d'un coup, l'alcool vous agresse. C'est renversant. »

Et on ne parle pas de ses projets au Japon, en France, au Québec...

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Je lui fais remarquer qu'on vient de siffler une bouteille de rouge sans du tout se soucier de l'accord moléculaire des choses. Il rit.

« L'accord, ça ne se prête pas à tous les repas. »

On en vient à la situation catalane, puisqu'il est catalan d'adoption...

« Je n'ai pas la prétention de me mêler de la politique ici en arrivant, mais je ne peux pas rester insensible quand on tape sur des gens qui vont voter. Je suis un nationaliste québécois, j'ai cru à l'indépendance, pour moi, c'est du passé, mais au-delà de ça, il y a des principes démocratiques.

« J'ai passé quatre jours à Madrid, cet automne, et les gens traitaient les Catalans de voleurs, etc. Je ne voulais pas me mêler de leurs conflits, j'ai tout absorbé, mais aujourd'hui, je regrette de ne pas avoir répondu. Il y avait beaucoup de haine dans ces discours. L'intransigeance de Rajoy !

« Cet automne, on s'est demandé : est-ce qu'on part ? L'attentat terroriste [un camion conduit par un djihadiste a foncé dans la foule et fait 16 morts en août] est arrivé en bas de chez nous. Mais le soir même, les terrasses étaient pleines, les gens sont sortis, ont déposé des fleurs, ont écrit des mots à la craie. On s'est dit : ça peut arriver partout, on reste. Il y a eu des marches de soutien avec toutes les communautés. Barcelone n'est pas un lieu de violence politique ni d'extrémistes.

J'ai oublié de dire qu'en plus d'amis, de gens curieux de tout et d'une façon de vivre, il a aussi trouvé l'amour en la personne d'une Bretonne, Isabelle Moren, elle aussi sommelière comme par hasard.

Il a vraiment cette ville dans la peau, je crois bien, et elle a l'air de l'aimer en retour.