Il y a des semaines où ça fait plus mal.

Des semaines où tu dis à des femmes : oui, tu peux avoir confiance en la justice criminelle. Oui, ce sera un combat. Ce sera dur. On n'envoie pas les gens en prison sans être certain qu'ils sont coupables, et c'est bien ainsi. Ça veut dire qu'ils vont tester ce que tu dis. Mais les temps ont changé. La police a des escouades spécialisées. Ces gens-là sont bien formés. Ils savent tous les pièges qui attendent les victimes. Les juges aussi. D'abord, c'est presque la parité hommes-femmes. Ils sont sensibilisés, oublie les cas précambriens qui font surface de temps en temps. Je te dis : les temps ont changé. Si tu choisis de porter plainte, tu auras devant toi des professionnels, pas des juges qui mesurent la longueur des minijupes. Ce sera dur, mais ce sera fait correctement.

Et le mardi matin, tu vois apparaître dans Le Journal de Montréal ce que le juge Jean-Paul Braun a dit dans une affaire d'agression sexuelle.

Eh, merde. Pas encore. Quel mauvais travail. Quel mauvais message.

Ça ne me fait pas changer d'idée sur la majorité des gens dans ce système. C'est juste qu'on a le droit de me dire aujourd'hui : ah oui, hein, il a bien changé, ce système...

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J'ai écouté hier ce qu'a dit le juge Braun au mois de mai dans cette affaire d'agression sexuelle «mineure». Une adolescente de 17 ans décide de prendre un taxi à la dernière minute pour rentrer chez elle, car il pleut en sortant d'un Subway. Le chauffeur (de 49 ans) lui dit qu'elle est belle, qu'elle sent bon. Elle lui renvoie le compliment. Ils échangent leurs numéros de téléphone. D'après elle, c'est parce qu'elle avait peur de ce qui pourrait arriver sinon. Il recule son siège, lui prend le menton et l'embrasse. Ensuite, il lui prend les seins. Ça s'arrête là.

Le juge Braun a entendu la preuve. On se retrouve à la fin du procès. Et comme il le fait souvent, c'est une manie chez lui, il commence à penser à voix haute. Il dialogue avec la procureure de la poursuite. On voit qu'il essaie de se faire une idée.

«Est-ce que c'est vraiment sexuel d'embrasser quelqu'un ? Est-ce que ça prend un consentement exprès pour s'embrasser?» demande-t-il. La réponse est oui dans ce contexte, clairement de «séduction», la Cour suprême l'a dit. Mais « c'est pas clair pour moi, la question du baiser», dit-il.

La procureure de la poursuite est manifestement décontenancée et dit que ses hypothèses ne ressortent pas de la preuve. La plaignante a bien dit qu'elle ne voulait pas de ce baiser, qu'elle a eu peur, qu'elle a figé.

Le juge ensuite reconnaît que l'accusé est allé trop loin après le baiser, quand il lui a touché les seins. Mais... Mais il a comme un doute. Elle vient d'une famille très stricte. Elle n'est jamais «sortie avec un garçon». Aussi, «on peut le dire qu'elle a un peu de surpoids, mais qu'elle a un joli visage». Euh... et alors?

Et puis, cette ambiguïté, ce «toi aussi, tu sens bon»... «C'est peut-être la première fois qu'un homme s'intéresse à elle...»

Où s'en va-t-il avec ça?

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Où s'en va le juge Braun? Il s'en va finalement vers un verdict de culpabilité. Ce n'est donc pas un de ces cas de juges qui ont absous un accusé en se fondant sur des préjugés. C'est un cas où un juge expose à voix haute ses préjugés, ou du moins des hypothèses totalement inventées sur les sentiments de la plaignante, des choses qu'elle n'a pas formulées (elle est quand même un peu flattée qu'un homme s'intéresse à elle... mais elle ne veut pas que ça se passe trop vite... elle donne son numéro de téléphone... elle est fleur bleue...).

Mais à la fin... il dit : coupable!

Où est la faute, alors? La faute est dans la manière de faire. Un juge comme n'importe qui peut se poser mille questions en entendant une preuve. Mais de un, il n'a pas le droit de se substituer au témoignage d'une victime pour lui faire dire ce qu'elle n'a pas dit ; et de deux, la cour n'est pas un salon où l'on cause au coin du feu : d'un coup elle voulait, non mais t'sais, elle est grassouillette, et le gars, faut se le dire, il est beau bonhomme, elle le croyait bien plus jeune...

Tout ça, tout ce bavardage et ces suppositions fondées sur l'imagination sentimentale du juge, tout ça (qui est infiniment humain par ailleurs et très normal intellectuellement), tout ça n'a pas sa place dans une salle d'audience. Tout ça est un manque total de jugement.

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Plusieurs ont fait un rapprochement avec le juge albertain Robin Camp, qui avait demandé à une victime pourquoi elle n'avait pas «serré les jambes» au lieu de se faire violer - en plus d'étaler une ignorance crasse du droit criminel et un manque ahurissant de sensibilité.

Le juge Camp avait eu beau présenter ses excuses à répétition, suivre toutes les formations possibles, le Conseil de la magistrature avait recommandé sa destitution pure et simple.

Jean-Paul Braun n'est pas dans cette catégorie-là. Ayant fait carrière comme avocat de la défense, il connaît le droit criminel. Ce n'est pas un incompétent comme Camp, un juriste sud-africain d'origine spécialisé en droit commercial qui n'aurait jamais dû être nommé.

Non, ce qu'il a dit n'est «pas le crime du siècle», comme il a dit lui-même en 2013 dans une autre affaire d'attouchement sexuel. Dans cette cause, il avait carrément entrepris un dialogue avec la victime au sujet de la peine à infliger à un technicien de Bell qui avait plaqué une cliente au mur pour lui prendre les seins. Une peine de prison risquait de lui faire perdre son emploi... Euh, c'est justement pour qu'il n'entre plus dans les maisons des femmes que je l'ai dénoncé, a répliqué la victime!

Ce n'est pas la faute déontologique du siècle, évidemment, on a entendu pire que ce que le juge a dit en pensant tout haut avant de déclarer l'accusé coupable. Ce n'est pas «méchant» non plus. Mais est-ce vraiment le test professionnel qui est exigé des juges? Non. On a droit à mieux.

Cet étalage d'états d'âme inconsidérés n'a pas sa place dans un palais de justice. Ça déconsidère la justice criminelle dans un domaine où il faut travailler avec une infinie sensibilité et beaucoup d'intelligence - et juste de l'écoute, des fois.

Le juge est là pour rendre une décision à partir d'une preuve qui lui est présentée. S'en tenir aux faits. Aux témoignages. À ce qui a été dit. Pas pour écrire un roman à voix haute.

C'est donc un manque de professionnalisme, un manque de jugement. Une autre forme de l'incompétence. Ce n'est malheureusement pas son premier faux pas «sans méchanceté». Les autorités judiciaires devraient s'assurer que ce soit son dernier.