La première chose qu'on aperçoit en entrant à Jumièges, c'est ce drap sur lequel on a écrit « NON à la fermeture de la classe ». On ferme beaucoup de classes, dans les écoles de la Seine-Maritime.

La deuxième, c'est le Proxi, sorte de petit dépanneur. Mais quel dépanneur vous offre de l'eau de Javel, des bonbons et du « beurre cru fermier », en mottes bien rondes, de la Ferme du Chêne ?

La crème fermière vient en deux formats et occupe un demi-frigo.

« On cuisine beaucoup avec la crème, ici », m'explique la patronne, au cas improbable où je ne l'aurais pas remarqué.

Sans être sacrée, la vache normande a un petit sentiment de supériorité. Elle n'est pas venue au monde pour être abattue et dépecée, ce qui la décontracte. On la voit se gratter le cou nonchalamment sur les piquets de clôture, et c'est le passant qu'elle regarde comme une entrecôte.

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En remontant les bords crayeux de la Seine, on arrive 35 minutes plus tard à Rouen, deux fois millénaire, « capitale » normande, que domine la flèche de la cathédrale - dont une des deux tours s'appelle « de beurre », car elle fut financée par les permissions accordées aux fidèles de manger du beurre et de la crème pendant le carême moyennant quelques pièces, comme quoi le catholicisme même le plus rigide ne pouvait pas aller contre les produits laitiers.

Il a fallu des centaines d'années pour les construire, et pour l'éternité il faudra les entretenir. Les échafaudages sont posés, et les ouvriers sont à l'oeuvre, tailleurs de pierre et sculpteurs de pierre.

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Trois rues plus bas, les partisans d'Emmanuel Macron ont organisé un dernier « meeting ». La loi impose en effet deux jours de silence partisan et interdit de faire campagne, ou même d'exprimer publiquement des opinions politiques depuis minuit.

Mais il était 19 h et dans la salle de la Halle aux Toiles, ancien marché public - pensez au marché Bonsecours -, quelques élus convertis au mouvement En Marche ! prenaient la parole.

Une salle d'environ 200 personnes, moyenne d'âge dans la soixantaine, des professionnels, des cadres de l'enseignement, foulard au cou, veste bien ajustée, rien de trop chic, mais pas de laisser-aller.

Plusieurs militants socialistes de longue date, ça semble en fait le noyau dur de cette salle.

« Dans ma ville, la majorité a voté Front national. Je vois la détresse tous les jours, je partage le diagnostic, mais quand les gens me disent qu'ils votent Le Pen, ça me heurte, ça fait mal », me dit Philippe Mocquard, médecin généraliste à Fécamp.

C'est un auditoire soulagé par les sondages, mais ébranlé devant cette France radicale qu'il voit surgir.

« Dès lundi, c'est reparti, dit Jean-Marie Marchand, directeur d'un institut pour handicapés : le propre des Français est d'élire un président un jour et d'être dans l'opposition le lendemain ! »

À la tribune, le message est clair : convaincre les abstentionnistes du danger.

Le mouvement Macron, fondé en avril 2016, a été suivi d'une « grande marche », qui était un porte-à-porte l'été dernier censé fournir un programme fondé sur les résultats de cette consultation. En Marche ! n'a pas été pris au sérieux et la « bulle » devait éclater à tout instant.

Le plus dur, en cas de victoire, ce sera que la majorité aura voté non pas « par adhésion à [leurs] idées », mais pour repousser Le Pen. L'enthousiasme pour Macron ne sera pas au rendez-vous, ils le savent.

« Leur défiance sera notre défi », dit Astrid Panosyan, conseillère de Macron, du (bref) temps qu'il était ministre de l'Économie sous François Hollande.

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Après ma soirée de jeudi avec les partisans de Marine, deux choses frappent dans ce petit rassemblement pro-Macron (encore que le chef n'y était pas) : l'âge avancé des partisans et une certaine « diversité » dans l'assistance.

William Tchamaha, 44 ans, cadre dans un lycée professionnel, a été séduit par ce ralliement des modérés de droite et de gauche. Mais gardons-nous des catégories toutes faites.

« L'autre jour, je vois un couple, une jeune femme blanche, 20-25 ans, avec un black, je me dis : ils sont Macron pour le deuxième tour, c'est gagné ; je leur donne un tract, ils le repoussent en me disant : "On vote Le Pen !" C'est un exemple d'intégration, j'imagine... »

Il faut dire que le racisme du Front national, quand il est question des « étrangers », vise surtout les musulmans, plus que les Noirs, et ça prédate le terrorisme djihadiste, ça remonte à la guerre d'Algérie, dit-il.

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C'est le temps des impôts et chaque Français doit impérativement déclarer s'il possède un téléviseur, auquel cas on lui impose la « redevance audiovisuelle » : 150 euros.

Un jour que l'inspecteur des impôts était venu les contrôler, les parents de Suzanne Bora avaient caché la télé en catastrophe, faute de l'avoir déclarée.

La femme de 27 ans est caviste à Rouen et son copain et associé Benoit Yon songe à jeter leur télé, mais pas pour des raisons fiscales.

« Ma soeur et mon beau-frère regardent trop la télé, c'est pour ça qu'ils votent Le Pen, je crois. »

On est à deux pas du « meeting » optimiste des partisans de Macron. Ils vendent du « vin nature », mis de l'avant par une nouvelle génération de vignerons qui est à la recherche d'un vin « humain et vrai », un « vin de copains », sans artifice, ce qui est un projet politique autant qu'oenologique.

« Je cherche quelque chose de bien tendu, pas trop agressif, vous voyez ? », demande un client.

Il voit tout à fait et le conduit dans le Bergerac...

Ce jeune couple regarde la jeunesse de son pays virer vers Le Pen avec un mélange d'effroi et de fatalisme. Le Pen ne passera probablement pas, mais dans cinq ans ? Eux étaient Mélenchon et ne voteront pas au second tour.

« Y faut que ça pète à un moment donné. Il faut voir la haine des gens ! Des fois, je me demande s'il n'y aura pas une guerre civile, avec ce qu'on entend... »

Va savoir. Des fois, les tartines ne tombent pas du côté beurre.

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Les délais judiciaires ne sont pas une spécialité canadienne.

Déjà à Rouen en 1430, les Anglais se plaignaient de la durée du procès de Jeanne d'Arc. Cinq mois, pour une simple affaire d'hérésie, franchement !

Lundi, 586 ans après son exécution, Jean-Marie Le Pen lui a rendu hommage, comme chaque 1er mai, la qualifiant de « plus grand homme de l'histoire de France ». Quand on sait que c'est après qu'elle s'est habillée en homme pendant sa captivité qu'on s'est finalement résolu à la brûler vive, la phrase me paraît moins sexiste qu'antipatriotique, il me semble.

Mais revenons-en aux délais. Cette semaine, en pleine audience, la juge Mariette Vinas a dénoncé « les effets du surbooking » des affaires pénales à Rouen. Les dossiers s'empilent (quand une affaire grave arrive, de terrorisme par exemple, elle prend le dessus de la pile), les détenus ne sont pas emmenés à temps, le système de visioconférence est en panne...

Or, sauf exception, un prévenu peut être libéré s'il n'est pas jugé après 18 mois.

« Ce ne serait pas arrivé si l'on n'avait pas perdu 15 % des greffiers et cinq postes de juge », a dit la juge, qui se trouve également à être responsable syndicale de l'Union des magistrats, a noté le journal local.

Je trouve toujours un prétexte pour visiter un palais de justice étranger, et ce petit « Jordan » de style français m'a fait entrer dans un des plus spectaculaires lieux de justice en France. Ici, dans cet ancien parlement normand lourdement décoré, le mot « palais » est justifié.

J'assiste à une audience et j'attrape un avocat par la manche en sortant. Me Henri Suxe m'explique la situation. Je lui dis qu'elle n'est pas sans rappeler ce qui se passe chez nous.

- Mais quand vous dites « libéré », voulez-vous dire que le prévenu est libéré de l'accusation ?

- Bien sûr que non ! Il a simplement le droit de sortir de détention, ce qui cause tout un émoi. Il sera quand même jugé.

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Quelles nouvelles de Rouen, sinon ?

- Un inconnu est tombé dans la Seine, tard dans la nuit, samedi dernier. Un homme est disparu dans la même nuit, après avoir passé la soirée au bar Le 3 pièces. La police s'interroge : « Les deux hommes ne feraient-ils qu'un ? »

L'enquête se poursuit.

- Une intoxication alimentaire a touché 300 enfants de 54 établissements fournis par la même cuisine. « Pas de quoi en faire tout un plat », conclut le Paris Normandie.

- Un jury « composé d'élus et de membres de la société des courses » a désigné Alicia Cosneau « Miss Hippodrome Bihorel 2017 », après un défilé en maillot de bain et en robe de soirée. Prochain objectif : Miss Hippodrome France. Un honneur qui rejaillirait sur les 8000 Bihorelais et sur toute la Normandie.

- Le premier festival Bovary a eu lieu à Ry. « Malgré la météo capricieuse », une soixantaine de marcheurs sont partis du village pour aller dans les pas d'Emma Bovary, tels que décrits par Flaubert. Ils l'ont suivie vers La Huchette, le mont Écaché, etc. sur le « chemin du péché », qu'empruntait l'héroïne fictive pour rencontrer ses amants.

Ça m'a permis de retrouver dans une version en ligne ce passage qui résonne par bribes dans ma tête depuis longtemps : 

« [...] comme si la plénitude de l'âme ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner l'exacte mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles. »

Voilà assez magnifiquement ramassé tout le défi du dialogue amoureux, mais aussi du journalisme, au fond.