La première question était pour le médaillé d'argent, Feyisa Lilesa. Elle semblait anodine. Pourquoi avez-vous croisé les poignets au-dessus de votre tête, à la ligne d'arrivée du marathon?

Lilesa avait un interprète, mais il a voulu nous le dire directement. Il venait de risquer sa vie.

«Parce que le gouvernement d'Éthiopie est en train de massacrer mon peuple oromo, a-t-il dit. Je l'ai fait par solidarité pour les Oromos. Si vous réclamez la démocratie, si vous vous battez pour vos droits, on vous tue, on vous emprisonne, on vous torture.»

Dans la tente des médias la plus chaotique des Jeux de Rio, où sont entassés 300 journalistes, ce fut le silence. Tout le monde a regardé ce médaillé qui ne souriait pas. C'est rare, un médaillé sans sourire.

Je n'oublierai pas ce regard sombre et fier.

Lilesa, bien installé dans l'élite mondiale avec une victoire à Tokyo cette année, des deuxièmes et troisièmes places dans d'autres rendez-vous prestigieux, n'était pas là pour parler de son sport. Il nous dévisageait. Il nous interpellait, plutôt. Il n'était pas là pour dire comment, au 35e kilomètre, le magistral Eliud Kipchoge, peut-être le plus grand marathonien de notre époque, l'avait perdu dans la brume. Pour parler de la rivalité entre athlètes africains. Pour deviser sur le record du monde.

Il avait une chose vitale à dire. Il l'a dite avec ses bras aux caméras du monde entier. Il l'a expliquée ensuite.

«C'est risqué, pour vous, ce que vous venez de dire?

- Si je retourne dans mon pays, ils me tueront peut-être. S'ils ne me tuent pas, ils me jetteront en prison peut-être. S'ils ne m'emprisonnent pas, ils m'interdiront de sortir. Je dois parler à ma famille, je ne sais pas ce que je vais faire.»

Human Rights Watch et Amnistie internationale, dans des rapports le printemps dernier, ont documenté la répression du gouvernement éthiopien, dont les forces de sécurité tirent sur des manifestants pacifiques et en détiennent sans comparution.

Les Oromos, le plus important groupe ethnique, représentent le tiers de la population de ce pays de 94 millions d'habitants, mais sont l'objet de répression systématique. Les plus récents troubles ont commencé l'automne dernier quand des manifestants oromos se sont opposés à l'accaparement d'une forêt et d'un terrain de foot pour un développement immobilier. Au moins 400 personnes ont été tuées par l'armée et la police lors de manifestations «généralement pacifiques». Des centaines ont «disparu», et 10 000 ont été emprisonnées.

«Quand c'était en Libye, les Américains, les Français, l'OTAN sont intervenus. Mais nous, pourquoi personne ne nous défend? Est-ce parce qu'on est Noirs?»

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Kipchoge n'a eu droit qu'à quelques questions classiques, qui semblaient encore plus futiles qu'à l'habitude: allez-vous encore essayer de battre le record du monde (2 h 2 min 57 s), lui qui est passé à un cheveu - 2 h 3 min 5 s - l'an dernier à Berlin. «Trouvez-vous que vous êtes le plus grand de tous les temps?» Va donc répondre à ça... C'est ce que pensent mes collègues kényans. Déjà champion du monde du 5000 m à 18 ans, en 2003, devant Bekele et El Guerrouj, il était à Athènes en 2004 en bronze derrière les deux mêmes. Puis argent à Pékin. Depuis qu'il est passé au marathon, il a remporté Berlin, Londres deux fois...

«L'esprit du marathon, c'est de durer jusqu'à la fin, celui-ci est mon meilleur.» Il a conclu en 2 h 8 min 44 s, se permettant une deuxième moitié trois minutes plus rapide que la première. Quand il a décidé de rouler, après le 35e, il était tout seul. Il allait à une allure de 2 h 1 min...

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Il ne faudrait pas oublier la merveille américaine de la course de fond, Galen Rupp, seul non-africain du trio. Il commence à peine comme marathonien: après celui qui l'a qualifié pour Rio, en février, c'était son deuxième... et son meilleur chrono (2 h 10 min 5 s). Il avait remporté l'argent en suivant Mo Farah, son partenaire d'entraînement, sur 10 000 m à Londres. Il était d'ailleurs du 10 000 m à Rio, où il a fini 5e (une double participation très rare chez les marathoniens olympiques de nos jours).

Les deux médailles d'or du Britannique Farah au 5000 m et au 10 000 m, l'or de l'Américain Matthew Centrowicz au 1500 m et le bronze de Rupp sont tous à mettre au palmarès du légendaire entraîneur Alberto Salazar, de l'«Oregon Project».

Légendaire mais controversé. Il est l'objet d'une enquête des autorités américaines depuis plus d'un an pour des allégations de dopage - spécifiquement concernant son protégé de toujours, Rupp. Certains disent qu'il utilise les règles « à la limite », d'autres l'accusent carrément. L'enquête se poursuit...

Cette histoire ne vient-elle pas jeter un doute? lui ai-je demandé. «Pas du tout. On a réglé tout ça déjà, la seule raison pour laquelle on a du succès, c'est qu'il [Salazar] nous fait bûcher fort.»



Un top 10 canadien historique

Eric Gillis n'en revenait pas lui-même.

Tout ce qu'il voyait, avec les pelotons qui se faisaient et se défaisaient, c'étaient l'Anglais (Callum Hawkins) et l'Américain (Jared Ward), devant. Il les connaît, il sait leur force, à peu près ses égaux; il voulait aller les chercher. Ça a duré 42,195 km. Il n'y est jamais parvenu.

«Je voyais bien que je dépassais des gens, que d'autres abandonnaient, je me disais: je dois être dans le top 20... Mais j'étais seulement concentré sur ces deux-là.»

Puis quelqu'un a crié: «Va en dépasser un, tu seras 10e

Oh! Il l'a fait (2 h 12 min 29 s). C'était «la course de ma vie», nous a-t-il dit après, à moitié sonné par la joie. «Je suis déçu de ne pas avoir rattrapé ces deux gars-là, mais ils ont fini 6e et 9e, alors je me dis que ça m'a aidé de les suivre.»

Un seul autre Canadien a fait un top 10 dans un marathon olympique, et c'était Jerome Drayton, sixième à Montréal en 1976.

Drayton... l'ombre de Drayton!

Son partenaire d'entraînement, Reid Coolsaet, a fini 23e, ce qui était son rang de classement. Il était en train de se faire une raison quand on l'a vu dans la zone mixte, étonnamment frais. «Je ne suis pas content, mais je ne peux pas me plaindre. Mon corps s'est remis en place dans les dernières semaines. Mais je rattrapais tout le printemps perdu. À tout prendre, c'est très correct» a dit le coureur de 37 ans, qui visait un top 10 et qui est d'ordinaire quelques secondes devant Gillis.

«Des fois, je me sens très jeune, comme l'an dernier, quand j'ai fait mon meilleur chrono [à 19 secondes du record de Drayton], et d'autres fois, je me sens vieux, comme cette année, quand j'étais blessé...»

Ces deux gars-là vont récupérer, se tâter un peu... mais s'ils sont le moindrement en forme, c'est évident: attendez-vous à ce que Gillis et Coolsaet aillent courir dans un endroit frais à la fin de l'année pour battre ce foutu 2 h 10 min 9 s de Drayton, qui tient depuis 1975.

Photo Jason Ransom, La Presse Canadienne

Eric Gillis est devenu le premier Canadien depuis 1976 à compléter le marathon des Jeux olympiques parmi le top 10, alors qu'il a pris le dixième rang de l'épreuve, avec un chrono de 2 h 12 min 29 s.