Quand je vois Donald Trump éructer, il m'arrive de me dire que cette « grande démocratie » qui veut se donner en exemple au monde entier est à son plus bas.

Je me souviens du temps pas si lointain où les candidats républicains étaient présentables. Bob Dole, un conservateur ennuyant, ou tout juste en 2008, John McCain, un ancien prisonnier de guerre qui s'est élevé contre la torture.

Qu'un homme aussi hargneux et ignorant que Trump se hisse à la candidature républicaine n'est pas seulement un signe de la décadence de ce parti. C'est un signe grave de la dégradation de la politique américaine. Même s'il n'est pas élu, un dommage profond a été causé. Il a libéré un discours xénophobe qu'on n'aurait jamais cru possible à ce niveau. Un juge né aux États-Unis avec un nom mexicain devrait se récuser d'un procès qui met Trump en cause, dit le candidat, vu son projet de mur avec le Mexique. Voilà bien la chose qu'on croyait la plus contraire à l'esprit américain : d'où que vous veniez, dit-on, et d'où que viennent vos parents, si vous êtes un citoyen américain, vous êtes un Américain.

Le commentaire a été dénoncé par des leaders républicains. Paul Ryan a dit que c'était la définition même du racisme... Mais il continue d'appuyer Trump.

Qu'est-ce que ça va leur prendre ? Le pire n'est peut-être pas ces énormités du candidat. C'est tous ces gens haut placés qui le laissent faire, impuissants.

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Quand j'entends Donald Trump éructer et tous ces « leaders » qui le laissent filer, il m'arrive de penser à Stefan Zweig et à tout ce qu'on tient un peu trop pour acquis.

En 1941, Stefan Zweig s'est réfugié au Brésil. Après avoir fui l'Autriche, où ses livres étaient interdits par les nazis, il avait fui l'Angleterre bombardée. Ne comptant que sur les souvenirs qu'il avait archivés dans sa mémoire, il a écrit son dernier livre et sans doute son chef-d'oeuvre : Le monde d'hier.

C'est moins le récit d'une vie que celui d'un désenchantement. Le livre nostalgique et désespéré d'un humaniste qui voit le monde auquel il a cru s'écrouler.

Ce fils d'industriel juif de Vienne a vécu les heures de gloire de la capitale cosmopolite intellectuelle du monde au tournant du siècle, entouré de Freud, de Rilke, de tout ce que l'Europe comptait de lumières.

Zweig a vécu ce qu'il appelle « le monde de la sécurité », un milieu où il semblait acquis que l'Europe, l'humanité allaient sans entraves vers plus d'éducation, de connaissances, de culture, vers le progrès en somme. Puis, à 20 ans d'intervalle, il voit l'Europe brûler dans deux guerres totales.

À 20 ans, « le monde s'offrait à moi comme un fruit délicieux », écrit-il. Il allait consacrer sa vie à l'écriture et devenir un des grands auteurs de sa génération. Il raconte en 1941 son voyage à New York avant la Première Guerre : « Personne ne s'informait de ma nationalité, de ma religion, de mon origine, et - ce qui peut paraître fantastique dans notre monde d'empreintes digitales, de visas et de rapports de police - j'avais voyagé sans passeport. »

Zweig parle d'un monde où l'on traversait les frontières aussi facilement qu'on traverse le méridien de Greenwich, sans la moindre tracasserie.

« C'est seulement après la [Première] guerre que le national-socialisme se mit à bouleverser le monde, et le premier phénomène visible par lequel se manifesta cette épidémie morale fut la xénophobie : la haine ou, tout au moins, la peur de l'autre. Partout on se défendait contre l'étranger, partout on l'écartait. »

L'arrivée au pouvoir d'Hitler, impensable après son coup d'État raté de 1923, a fait voler en éclats ses dernières illusions.

« Il est difficile de se dépouiller en quelques semaines de trente ou quarante ans de foi dans le monde. Ancrés dans nos conceptions du droit, nous croyions en l'existence d'une conscience allemande, européenne, universelle, et nous étions persuadés qu'il y avait un certain degré d'inhumanité qui s'éliminait de lui-même et une fois pour toutes devant l'humanité. [...] je dois avouer que nous tous, en Allemagne et en Autriche, n'avons jamais jugé possible, en 1933, et encore en 1934, un centième, un millième de ce qui devait cependant éclater quelques semaines plus tard. »

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Aussitôt le manuscrit envoyé à son éditeur, en février 1942, Zweig s'est suicidé avec sa femme. Il aurait pu vivre pour voir la libération et la construction de l'Europe. On lui a reproché sa fuite. Qu'importe, ce n'est pas le désespoir et la dépression d'un auteur qui m'intéressent ici. C'est le témoignage cru, lumineux d'un basculement historique apparemment improbable, incroyable... impensable.

Je n'essaie pas non plus de comparer Trump à Hitler, comme il est de bon ton de le faire depuis un certain temps.

Mais comment s'empêcher de voir dans la montée irrésistible de cet homme une défaite de l'humanisme américain ?

IMAGE TIRÉE DE TWITTER

Stefan Zweig