Il y a une nouvelle race de tricheurs dans le sport : le coureur anonyme. On le voit surgir partout. Il y a eu l'Anglais qui a pris la navette des spectateurs au 32e kilomètre, pour réapparaître frais et dispo au 41e avec son meilleur temps à vie au marathon de Newcastle. Ça faisait un peu 1904 - cette année-là, aux Jeux olympiques de St. Louis, le « gagnant » Fred Lorz avait été disqualifié du marathon pour en avoir parcouru 16 km en voiture.

Il y a eu la Canadienne Julie Miller, à qui le New York Times a consacré un long article la semaine dernière : elle a été dépouillée de son titre de championne dans sa catégorie d'âge à l'Ironman Canada de Whistler, l'an dernier. Elle a escamoté la deuxième boucle de son marathon. Pas chanceuse, sa puce électronique était « tombée » et elle avait « oublié » sa montre GPS. Quand ça va mal...

Il y a eu le sublime dentiste du Michigan, Kipp Litton, devenu célèbre grâce à un très long article du New Yorker en 2012. On ne sait pas comment (vélo ? complice en voiture ?), mais il trichait en série. On ne le voyait sur les photos officielles qu'au départ et à l'arrivée, habillé différemment, dans les dizaines de marathons qu'il prétendait courir sous les trois heures. Il a poussé le raffinement jusqu'à inventer un marathon dont il s'est déclaré vainqueur, le West Wyoming Marathon. Il avait créé un site web, publié les résultats de 28 participants fictifs, écrit un commentaire sur l'organisation...

Il y en a eu plein d'autres, il en sort de partout. Ils ont quelque chose de fascinant, vu qu'ils trichent apparemment sans rien gagner.

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Ces tricheurs-là ont ceci de particulier qu'ils ne gagneront jamais de médaille olympique, ni une bourse, ni une commandite, ni aucun titre convoité par un athlète d'élite. Ils veulent seulement se montrer.

Depuis quatre ans, 40 coureurs d'élite kényans ont été suspendus pour dopage. Ils ont triché, bien sûr, mais on comprend l'enjeu : ils sortaient de la pauvreté, ils se faisaient une carrière, ils changeaient leur vie. Tricher pour gagner, c'est vieux comme le monde.

Mais les tricheurs amateurs dont je parle trichent « pour rien ». Qu'on coure un marathon en 3 h 6 min ou en 4 h 37 min, ça n'a aucune importance, on le fait « pour soi », tout le monde s'en fout, non ?

Hum, pas tout à fait. Ça fait un temps. Un beau chrono à montrer sur Facebook ou sur Instagram. Dans leur blogue. Un faux temps, un temps-image, mais qui construit une identité magnifiée et objectivable mathématiquement. Je n'ai pas « fait » 3 h 12 min, je « suis » ce temps.

C'est ainsi que chaque grand marathon disqualifie régulièrement des dizaines, et même plus de 100 coureurs annuellement. Avec toujours cet étonnement : pourquoi ? À part les erreurs de bonne foi, les désespérés qui coupent court, il y a ces nouveaux tricheurs.

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Parmi les raisons de tricher, le ticket d'entrée au marathon de Boston est haut placé. Pour participer au plus vieux marathon au monde, il faut se qualifier - un chrono déterminé selon l'âge et le sexe. Ou alors s'engager à amasser 5000 $ pour des oeuvres de charité - payables à l'avance.

La demande augmente sans cesse. Les temps ont été baissés de cinq minutes dans toutes les catégories, mais rien n'y fait. Il ne suffit plus de « faire son temps » : pour le marathon de 2016, demain, 4562 coureurs ayant un temps de qualification ont été refusés. Seuls ceux qualifiés par plus de 2 min 28 secondes sous les standards ont eu leur billet.

Gia Alvarez, une jolie coureuse du New Jersey, le genre qu'on voit en couverture du Runners World, tient un blogue de course assez fréquenté où elle se raconte et « motive » son public. La semaine dernière, elle a été bannie à vie par la Boston Athletic Association (BAA), qui organise le marathon depuis 1897. Qualifiée en 2014, elle relevait d'une fausse couche et ne s'est pas présentée. Qualifiée à nouveau pour le marathon de 2015, elle était enceinte, a demandé qu'on reporte son inscription. Sans succès. Elle a refilé son dossard à une amie - première infraction. Et elle a ensuite utilisé le temps de cette amie pour s'inscrire cette année. Deuxième infraction, qui lui vaut la peine capitale.

L'analyste Derek Murphy estime qu'entre 200 et 400 participants à Boston ont triché pour y être.

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J'en connais à qui il manquait 9 secondes. Ou 16. Coureurs sérieux et assidus. Ceux-là sont particulièrement outrés de s'être fait « voler » leur place. Ça se comprend.

Je suis quant à moi surtout fasciné par cette tricherie qui ne fait rien gagner, sauf nourrir un narcissisme un peu désespéré. Ces nouveaux tricheurs ne sont peut-être que l'expression la plus désolante de tout le « show » qui entoure maintenant la course à pied, j'allais dire toute l'époque, et qui nous aspire vers la représentation perpétuelle de nous-mêmes. À quoi bon faire un marathon, un voyage au Tibet, un bébé, une tarte aux pommes, si ça ne se sait pas ?

Jeudi: Le justicier des chronos

Frederick Lorz at the 1904 Olympics. Photo Wikimedia Commons