Benoît Lacroix n'est pas de ceux pour qui on organise des funérailles nationales. L'idée seule le ferait éclater de rire. Et pourtant... En 100 ans de vie, il a marqué le Québec comme peu de ses contemporains, même si ce fut délicatement.

La dernière fois que je l'ai rencontré, quelques jours avant Noël 2015, Benoît Lacroix semblait rire de se voir en vie à 99 ans. Sans doute Dieu l'avait-il oublié, disait-il...

Le vieux dominicain entrait dans son deuxième siècle sans regret, les yeux fixés sur l'avenir. Il venait de lire le dernier roman d'Emmanuel Carrère. Il tâtait de l'astrophysique et du bouddhisme.

Il parlait des Noëls du fond du siècle passé et de la religion de son père - il en a fait un très joli livre, d'ailleurs, un récit qui vaut bien des thèses de sociologie du Québec.

On s'imagine parfois nos aïeux comme des paroissiens ignorants, dévots et soumis devant des curés tout-puissants. Il fait plutôt ressortir l'intelligence, l'ironie, l'humour et de la saine méfiance des « anciens Canadiens » devant les excès de zèle et les interdits des curés. Dansons, buvons d'abord, confessons-nous plus tard...

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L'homme avait failli mourir au début de l'automne. C'était une de ces fins de journées grises de décembre. Je lui avais cité le début des Antimémoires de Malraux. L'écrivain y relate une discussion avec un prêtre qui s'est évadé avec lui pendant la guerre. Malraux lui demande ce que 15 ans à confesser les gens lui ont appris. L'aumônier lui répond après mûre réflexion qu'au fond, « il n'y a pas de grandes personnes » et que « les gens sont plus malheureux qu'on ne croit ».

Je pensais emmener l'historien du Moyen Âge dans les zones d'ombre du coeur humain. J'ai raté mon effet. Le père Lacroix m'a regardé avec son oeil goguenard et m'a répondu du tac au tac.

« Ah oui ? C'est drôle, moi je dirais que les gens sont beaucoup plus heureux qu'on ne croit. »

Je ne sais pas s'il voulait dire qu'on insiste trop lourdement sur les malheurs et la part d'ombre des humains - dans les médias en particulier. Ou si le bonheur passe inaperçu. Ou encore si chacun sous-estime la part lumineuse en soi comme en l'autre.

Je ne sais pas vraiment, mais ça résume en une phrase sa tournure d'esprit, j'oserais dire sa philosophie. Une sorte d'humanisme joyeux.

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On s'attendrait à ce qu'un homme d'Église de 100 ans qui a consacré une partie de sa vie à l'étude et l'enseignement du Moyen Âge à l'Université soit un peu... contrarié par notre époque. Tourné avec émotion vers le passé ? Pas du tout.

D'abord, l'expression « homme d'Église » décrit assez mal le personnage. Du moins si l'on pense à la hiérarchie catholique, à ses formules toutes faites, ses dogmes et sa morale. Avant François, il était franchement découragé par la série de papes moralisateurs.

Les gens ont quitté les églises au Québec parce qu'ils se sentaient jugés, disait-il. « Quand la loi prend le dessus sur la liberté, c'est la perversion de la religion ». Et parce qu'on y a banni le rire.

Homme d'Églises, disons plutôt. Je veux dire d'aucune orthodoxie. Il m'arrivait de me demander s'il croyait vraiment, tellement il était ouvert à la dissidence et dépourvu de jugement. C'était un prêtre qui paraissait professer une religion pour agnostiques. Il ne méprisait pas les rites, les gestes et les symboles séculaires. Simplement, il ne donnait pas l'impression de faire de la magie. Il en connaissait les origines souvent païennes. Les connexions avec les autres religions.

Ensuite, je l'ai dit, s'il était passionné d'histoire, il était tout entier tourné vers l'avenir. Il n'avait ni une vision idyllique d'un « bon vieux temps » ni la peur d'un monde qui changeait sans arrêt. Lui qui avait fait un doctorat à Toronto et un postdoctorat à Harvard a déjà dit que ses meilleurs maîtres étaient ses étudiants. Ceux qui le maintenaient dans la vie d'aujourd'hui.

Auteur d'ouvrages savants comme de livres d'entretiens, le père Lacroix a été un des premiers à recevoir le prix Léon-Gérin, remis pour une contribution scientifique exceptionnelle en sciences humaines... Il y a 35 ans.

Enseigner, écrire pendant des décennies, le faire à ce niveau d'excellence, c'est déjà laisser sa marque sur des générations.

Mais comme chez lui les qualités du coeur étaient aussi exceptionnelles, c'est peut-être autant par ses dizaines de milliers de rencontres personnelles qu'il a marqué le Québec. Lors de funérailles, de baptêmes, de mariages, dans la rue... C'était un fabricant de sérénité.

À la fin, tout Jésus se résumait à « l'amour qu'on donne ».

Il faisait noir quand je suis sorti de l'édifice des Dominicains, chemin de la Côte Sainte-Catherine, où je l'avais rencontré dans une salle de leur bibliothèque de 100 000 livres - une communauté de savants dort près de ses livres. J'y étais entré un peu morose. J'en sortais ragaillardi devant la foi sans artifice de cet homme. Foi dans un au-delà, bien sûr, c'était quand même son métier. Mais foi avant tout dans ses semblables.

Ça doit ressembler à ça, l'espérance, ou l'espoir au moins.