Profitant d'une solide bronchite en début d'année, j'ai réglé le cas de Making a Murderer en trois jours, ce que je vous déconseille vivement.

Le médecin a dû changer mes antibiotiques, mon cas s'aggravait sérieusement. J'en attribue la cause à cette totale et imprudente immersion dans l'arrière-pays glauque du Wisconsin et sa justice tout aussi arriérée.

Arriérée, enfin: c'est ainsi qu'on nous la présente. Tout dans ce documentaire est construit pour susciter l'indignation du téléspectateur. Et ça fonctionne.

Vite, on est gagné par le sentiment (et bientôt la conviction) d'assister au récit d'une erreur judiciaire révoltante doublée d'une machination policière monstrueuse. Quelques semaines à peine après la diffusion de la série de 10 épisodes, 128 000 noms étaient réunis sur une pétition demandant au président des États-Unis d'octroyer un pardon au «héros» de la série, Steven Avery. Seul hic: comme il s'agit d'une affaire jugée en vertu du droit de l'État, Barack Obama ne peut rien y faire.

***

Steven Avery a fait 18 ans de prison pour un viol qu'il n'a pas commis. Condamné en 1995, il a été innocenté en 2003 par une preuve d'ADN - non disponible scientifiquement au moment du crime. Aussitôt sorti de prison, il poursuit pour 36 millions la police du petit comté de Manitowoc. Avery fait l'objet de multiples reportages et attentions. La victime du viol lui présente ses excuses, le gouverneur du Wisconsin lui fait l'accolade, une loi est adoptée en son honneur...

Et en 2005, juste au moment où le procès civil expose crûment les manquements franchement criminels du service de police... bang! Avery est accusé du meurtre de Teresa Halbach, 26 ans, dont on a retrouvé les restes brûlés chez lui.

C'est en lisant cette nouvelle ahurissante dans le New York Times que deux finissantes en cinéma à l'université, Laura Ricciardi (aussi avocate) et Moira Demos, décident de faire un documentaire. Elles s'installent pour un an au Wisconsin et y retournent régulièrement pendant... 10 ans.

C'est ce qui nous donne ces incroyables images intimes de la famille Avery. Des conversations téléphoniques de la prison. Bref, une richesse de documents jamais vue pour un documentaire judiciaire.

Les parents d'Avery, propriétaires d'une «cour à scrappe» où s'accumulent dans le désordre des centaines de voitures, vivent dans une maison mobile. Leur fils est leur voisin. Même avant les événements, la famille vit en retrait, dans cette triste campagne. Vagues hillbillies qui s'amusent à jouer du fusil sur les lièvres de passage. Steven aurait un QI de 70 et, si quelqu'un dans son entourage le dépasse, ça ne doit pas être de beaucoup. Il n'a rien de très grave à son passif: infractions de la route, comportements étranges... ah oui, il a brûlé vif un chat... Un suspect idéal, en somme.

***

Dans ces 10 épisodes, donc, on nous raconte comment Avery est passé de victime d'erreur judiciaire célébrée à meurtrier présumé. On suit sa descente judiciaire aux enfers.

On nous présente les excellents avocats de la défense qu'il réussit à se payer en réglant au rabais sa poursuite civile. Puis, dans le rôle du vilain, le procureur Ken Katz. Dans celui du crétin - mais ça, c'est incontestable -, l'avocat Len Kachinsky, qui défend scandaleusement mal le neveu d'Avery. Une formidable collection de personnages.

***

Parce que veux, veux pas, à la fin, c'est un drame scénarisé qu'on nous raconte. Je veux dire: la réalité est remontée en forme de thriller. J'ai tiqué un peu en voyant dans un épisode des gens d'un des grands réseaux qui font des «true crime stories» présentés avec une certaine hauteur.

Making a Murderer est moins vulgaire que 48 Hours, c'est une lente et patiente plongée dans l'univers judiciaire d'un accusé qu'on sent condamné à l'avance. Mais au fond, Making a Murderer répond aux mêmes ressorts dramatiques.

Les bons, les méchants, et une thèse lourdement appuyée: on a «fabriqué» un meurtrier.

La série nous présente un bon gars injustement accusé par une police plus que douteuse. Une justice atteinte de la «vision en tunnel», mère de toutes les erreurs judiciaires: tout ce qui disculpe le suspect désigné est écarté, tout ce qui tend à le faire condamner est retenu.

À la fin de ces 10 heures, on est plein de doutes très raisonnables.

Sacré problème: depuis la diffusion, on apprend que les auteures ont laissé de côté plusieurs informations inquiétantes au sujet d'Avery - son comportement avec ses ex-conjointes, entre autres. On ne se prive pas pourtant de raconter que le procureur Katz «sextait» une employée et la harcelait.

Plus grave, des preuves à charge présentées au procès n'ont pas été exposées dans la série, notamment des traces d'ADN de l'accusé sous le capot de la voiture de la victime. Bref, on se demande si les deux réalisatrices n'ont pas succombé au syndrome de la vision en tunnel... inversé.

***

Je n'en dis pas trop. De toute manière, cette série devient vite obsédante. Chaque détail - et tout est dans les détails - provoque un nouveau «hein? Ça se peut pas!»

Même si la perspective est nette, même si on ne s'est pas embarrassé d'équilibre, tout l'exercice est fascinant et force une réflexion sur la justice, américaine ou de n'importe où. Sur la recherche de la vérité. Sur la certitude. Sur le pouvoir de l'État...

Et en même temps, comme dans toutes les séries autour de ce qu'on appelle souvent avec mépris les «faits divers», on touche à la psychologie des profondeurs. Fantasmes, sexe, violence, interdits qui éclatent... On croit être effrayé un temps. On réalise qu'il y a une force consolatrice inavouable dans les histoires de crime et de sang des autres. Le malheur des autres nous dit en même temps: c'est-y pas épouvantable ce qui leur arrive (et tout bas : mais quelle chance on a de ne pas vivre cette vie-là).

Et on regarde la suivante...