Qu'un biographe révèle la pédophilie de Claude Jutra 30 ans après sa mort, ça me semble parfaitement légitime. Si c'est exact, on n'est pas dans la catégorie des histoires de chambre à coucher ou les révélations croustillantes sur le nombre et l'identité de ses partenaires sexuels. On est... dans le Code criminel. En face d'actes graves. Commis par une personne bien en vue, un artiste parmi les plus étincelants au Québec.

Le problème du livre d'Yves Lever, c'est qu'il balance cette affirmation dans quatre petites pages au milieu d'un ouvrage de 300 pages. Il n'offre au lecteur que quelques vagues détails. Un adolescent était l'amant « officiel » de Jutra pendant le tournage de Mon oncle Antoine et les années suivantes. A-t-il 17 ans ou 13 ans ? L'auteur ajoute pour soutenir son affirmation quelques indices franchement insignifiants. Ainsi, au sujet de sa psychanalyse, Jutra dira un jour que c'était : « [Une] place où je pouvais libérer mon fardeau, m'éclairer sur moi-même et me comprendre profondément. » Est-on censé voir là une sorte d'aveu ? C'est un peu le but universel d'une visite chez le psy, non ?

Aussi, le cinéaste filmait, semble-t-il, plus volontiers les jeunes hommes que les jeunes femmes. L'érotisme puissant et hétéro de Kamouraska voudrait dire quoi, alors ?

Tout ça est extrêmement mince pour étayer une accusation posthume aussi grave. L'auteur nous dit qu'il a plusieurs sources, qu'il sait beaucoup d'autres choses mais qu'il ne peut pas les dire, et qu'enfin des avocats ont vérifié ses preuves avant que l'éditeur n'accepte de publier ces quatre pages.

Je n'en doute pas. Et ce n'était pas son sujet. Mais là, on demande au lecteur un acte de foi : croyez-moi, j'ai vérifié, je ne vous en dis pas plus...

Minute, les amis.

***

Il y a maintenant un mouvement pour renommer les prix du cinéma québécois. C'est certainement une question à se poser. Il ne s'agit pas de bannir l'oeuvre. Il s'agit de se demander si le plus grand honneur de notre cinéma national peut continuer de porter le nom de quelqu'un ayant commis des crimes odieux. Et, éventuellement, avérés. Pas des erreurs de parcours, des accrocs à la morale : des crimes purs et simples.

Si vous êtes responsable des prix Jutra ce matin, tout ce que vous avez dans le dossier, ce sont ces quatre pages et des rumeurs de corridors. Des pages inquiétantes, sans doute, mais qui ont l'air d'être écrites en langage codé, comme pour des initiés. Vu que « beaucoup de gens savent que Jutra aime les jeunes garçons ».

Avant de prendre une décision aussi lourde de conséquences concernant un homme qui n'a jamais eu de procès et qui n'est plus là pour se défendre, il faut y mettre les formes. C'est-à-dire monter un dossier qui contienne autre chose que « Monsieur Lever dit qu'il a des preuves ».

***

Qu'on ne nous dise pas que « c'était moins grave à l'époque ». C'était aussi grave, mais on n'en parlait presque pas. Et ce n'était pas davantage légal.

C'est vrai, depuis 2008, l'âge du consentement à des relations sexuelles est de 16 ans au Canada. Il était de 14 ans jusque-là. Le consentement d'un adolescent de 14 ou 15 ans est valide si le partenaire n'a pas davantage que cinq ans de plus que lui.

Dans tous les cas, cependant, avant 2008 comme maintenant, un adulte qui a des relations sexuelles avec un enfant de 13 ans ou moins commet une agression sexuelle. Il ne peut pas plaider le consentement de sa victime : il n'est pas valide.

Ça ne veut pas dire pour autant qu'avant 2008, un adulte pouvait avoir des relations sexuelles avec n'importe quel adolescent de 14 ans ou plus. Dès que l'adulte est en position d'autorité ou d'exploitation, le consentement de l'adolescent n'est plus valide. Un prof, un entraîneur, un prêtre ou un parent, clairement, sont en position d'autorité. On n'aurait pas de difficulté non plus à convaincre un juge qu'un réalisateur de prestige peut être en situation d'autorité avec un jeune comédien, ou un jeune tout court, par hypothèse.

S'il s'agit de prostitution, le consentement d'un mineur n'est pas valide non plus.

En pratique, donc, rares sont les cas de figure où un adulte de 30 ou 40 ans aurait légalement pu avoir une relation sexuelle avec un adolescent de 14 ans, même s'il avait théoriquement l'âge pour consentir. Les infractions ont changé de nom - on parlait de viol, d'attentat à la pudeur ou de grossière indécence selon les cas. Des définitions ont changé. Mais les actes de pédophilie et relations sexuelles entre adultes et mineurs, pour l'essentiel, n'étaient pas plus permis par la loi dans les années 70.

***

Quoi faire maintenant ? Les gens des Jutra ne peuvent pas rester les bras croisés à astiquer la statue de Claude Jutra. Ils ne peuvent pas non plus décider sans preuve solide. Ils sont un peu obligés de monter un dossier sur le sujet. Pour voir si l'on peut arriver à un degré raisonnable de certitude. On n'effacera jamais son oeuvre. Pas plus qu'on n'effacera Voyage au bout de la nuit. Mais pour célébrer le cinéma, on ne pourra plus utiliser ce nom comme si de rien n'était.