Pour toute une génération de Parisiens, la mienne en fait, la guerre était une chose révolue. Un truc que les vieux racontent. Des histoires pour les livres d'Histoire, les places publiques.

La violence est inscrite au détour de chaque rue de Paris. Mais comme de très vieilles cicatrices.

« On a vécu dans cette illusion : on construisait l'Europe, la civilisation progressait, le monde serait sans cesse meilleur... Et là, tout s'effondre », me dit Suzanne Chami.

Suzanne et Marwan Chami sont un couple assez typique de ce quartier. Appartement place de la Nation. Trois ados, classe moyenne supérieure. Un gigot d'agneau au four embaume le salon, où un mur ne suffit pas à ranger tous les livres.

C'est avec ses enfants, en direct, en plein milieu du match de soccer France-Allemagne qu'elle a appris ce que signifiait le « boum » entendu plus tôt.

Cette génération-là arrive dans un monde dépouillé de ces illusions. « Le lycée des enfants est à quelques mètres du marché Hyper Cacher (où Amedy Coulibaly a tué quatre personnes). Ils ont une perception de la violence très directe. S'il n'avait pas eu un contrôle de physique le lendemain, mon fils aurait pu se trouver dans un de ces cafés vendredi, il va là tout le temps.

« Ils ont visé le coeur de la démocratie à Paris : ceux qui votent, ceux qui se battent pour la liberté d'expression ; il y a un côté bobo, mais c'est encore un quartier populaire, avec une grande diversité », dit Suzanne Chami.

Le quartier est en effet le coeur du Paris militant et fêtard. Toutes les manifs passent ici, entre la place de la République, la Nation, la Bastille, une sorte de triangle de la revendication.

« Si vous suivez le parcours des terroristes, c'est presque celui de la manif du 11 janvier Je suis Charlie », remarque Marwan Chami.

Les islamistes de Daesh [groupe État islamique] sont revenus avec leurs kalachnikovs sur les pas des millions venus marcher ici pour dire il y a 10 mois : « Nous n'avons pas peur ».

« Ils sont brillants, ils maîtrisent les communications, les symboles », dit Marwan.

Un boulevard nommé Voltaire, quand même, ce grand pourfendeur du catholicisme qui a écrit : « Tant qu'il y aura des fripons et des imbéciles, il y aura des religions. »

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Après le massacre de Charlie Hebdo, les autorités ont décidé de faire sentir une présence militaire autour de plusieurs lieux parisiens. Notamment les institutions juives : crèches, synagogues, associations...

Trois enfants abattus dans une école de Toulouse en 2012, quatre visiteurs au Musée juif de Bruxelles en 2014, le marché Hyper Cacher en janvier : le terrorisme islamiste a pris les juifs européens comme cible et l'État français a envoyé un signal fort de protection.

Mais c'est ainsi que les Parisiens se sont trouvés à définir comme « juifs » divers lieux anonymes soudainement surveillés par des militaires.

La première personne que j'ai rencontrée en arrivant au Bataclan samedi était une jeune étudiante de science politique. Elle s'est retrouvée coincée dans un café voisin du Bataclan, où elle allait porter un cellulaire à sa mère. Sans même être employée, elle a servi les rescapés paniqués.

Ce qu'elle m'a dit ensuite m'a stupéfait : « Tous les gens autour de moi disent : pourquoi ils ne protègent que les juifs et pas nous ? »

C'est un des gains pervers des terroristes : les gens se sentent non seulement victimes des islamistes, mais aussi les uns des autres.

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Le père de Suzanne et celui de Marwan sont syriens. Ils se sont connus en venant étudier la médecine à Paris, où ils ont chacun épousé une Française. Ils sont restés.

« Il y a 50 ans, un musulman comme mon père pouvait épouser une catholique à l'église sans se convertir, dit-elle. Plus maintenant. »

« Quand mon père est retourné en Syrie des années plus tard, ce qui l'a le plus frappé, c'est le retour de la religion dans ce pays à forte tradition laïque, dit Marwan. Chacun lui posait des questions sur sa pratique. Les gens riches finançaient les mosquées. Un grand retour en arrière. »

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Après un samedi désertique, les terrasses étaient pleines et les trottoirs, bondés hier.

« Les gens d'habitude pressés, tout à leur stress, se regardaient dans les yeux, cherchaient les regards des autres. Par méfiance, par solidarité ou pour trouver de la chaleur humaine, je ne sais pas, mais c'était frappant », dit Suzanne.

Des amis sont venus pour le souper samedi. Un couple a annulé en après-midi, trop secoué. Leur fille gardait un enfant, les parents étaient au Bataclan. Ils ne sont pas rentrés. Le père est dans le coma, la mère est blessée aussi.

« On ne sait presque rien encore, mais quand les enfants vont rentrer à l'école, on saura... on verra combien tout le monde est touché, tout près. »

« On va s'en prendre aux réfugiés syriens, qui fuient Daesh, c'est débile. Les terroristes sont déjà en France. Les loups sont entrés dans Paris... »

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« Il y a un avant et un après, on le sent bien, dit Marwan. Après la marche pour Charlie, on s'est réunis ici avec les mêmes amis que samedi et on le savait : il y en aurait un autre. Il serait pire.

« Comment voulez-vous être optimiste ? Bien sûr qu'on a peur. La vie continue, mais on a peur. Les enfants dans le transport en commun. Au café. Dans chaque voiture un connard a pu mettre une bombe. N'importe quel crétin peut sortir avec une kalachnikov.

« On sait que ce n'est pas fini. On a beau avoir des valeurs fortes, il y a un fatalisme. Il n'y a pas de solution. Il y a un basculement historique. On vient de basculer et c'est très dangereux. »