Je ne sais pas ce qui m'arrive. On parle d'un «formulaire long» aux nouvelles et j'ai des frissons... Je lis une entrevue avec Stéphane Dion et je suis tout ému...

C'est pas normal, ça, docteur, avoir les larmes aux yeux en lisant du Stéphane Dion...

Pourquoi? Pour presque rien.

«On n'ira pas dans un fast-food le jour d'une réunion importante de l'ONU», dit le nouveau ministre des Affaires étrangères.

Ce n'est presque rien, je vous dis, à peine une anecdote. Souvenez-vous: Stephen Harper est allé très ostensiblement inaugurer un Tim Hortons au lieu d'assister à l'Assemblée générale des Nations Unies, en 2009.

Il y avait là-dedans plus que le mépris des institutions. Quelque chose comme la fin des ambitions. Un repli sur soi assumé, satisfait.

On a fini par s'habituer. À toutes sortes de choses absurdes.

Un beau matin, cette semaine, quelqu'un dit: le gouvernement va rétablir le formulaire long pour le recensement. Et soudain, ça devient presque violent comme évidence: les conservateurs ont réellement mené un combat pour obtenir le moins de données possible sur les Canadiens. Sous prétexte de ne pas soumettre les quelques citoyens désignés à des peines en cas de désobéissance.

Impossible scientifiquement de se fier aux données «volontaires», a dit à l'époque le chef de Statistique Canada. Il a démissionné.

On en parle un peu, mais on passe à autre chose: on rapporte peu de bagarres dans les autobus et les Tim Hortons au sujet des formulaires de recensement ou du statisticien en chef.

Pourtant, comment fonder des politiques économiques, sociales, culturelles sans données fiables sur la population?

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Hier matin, une dépêche sur Radio-Canada: «Le directeur de l'Institut océanographique de Bedford, en Nouvelle-Écosse, Alain Vézina, confirme que les scientifiques de l'Institut sont désormais autorisés à parler librement aux médias, ce qu'ils ne pouvaient pas faire sous le gouvernement Harper.» Mon collègue Philippe Mercure nous apprend que cette directive semble levée pour tous les scientifiques.

Eh oui, jusqu'à hier, un océanographe ne pouvait rien dire à un journaliste sur le flétan, la crevette nordique ou le plancton. Des autorisations étaient requises, qui n'étaient jamais données, et à la fin, les scientifiques n'avaient tout simplement pas le droit de parler publiquement.

Bah, qui se soucie des problèmes de remplissage des reporters?, me direz-vous.

Ce n'est pas seulement le contrôle maniaque de l'information gouvernementale qui était à l'oeuvre - tous les gouvernements veulent contrôler les messages de leurs employés. C'est le rapport même à la science qui était tordu dans ce gouvernement.

En 2009, un journaliste a demandé à Gary Goodyear, ministre fédéral des Sciences et Technologie, s'il acceptait la théorie de Darwin sur l'évolution des espèces.

«Je suis chrétien et je ne crois pas que ce soit approprié de me poser des questions sur ma religion.»

Euh, c'était une question sur la science, monsieur le ministre. Ranger parmi les croyances la théorie de l'évolution, c'est déjà renier toute la biologie moderne.

Il a ensuite nuancé sa pensée: «Nous évoluons chaque jour, chaque décennie, l'intensité du Soleil, les espadrilles, les talons hauts, nous évoluons face à notre environnement.»

Une autre histoire de rien, n'est-ce pas?

Pas vraiment. On n'a pas seulement fermé la gueule aux scientifiques. Tous les budgets de science des ministères ont été amputés. En tout, plus de 2000 postes de scientifiques fédéraux ont été abolis. Les organismes qui subventionnent la recherche ont aussi moins de fonds - 10% de moins en sciences humaines, 4% en sciences naturelles, 7% en santé.

Le pire peut-être est que ces fonds sont accordés de moins en moins à la recherche fondamentale, celle qui «ne sert à rien» aujourd'hui, mais qui fonde tout l'édifice de la connaissance et de la technologie. Les conseils de recherche sont désormais composés majoritairement de gens de l'industrie ou d'administrateurs plutôt que de scientifiques.

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Je ne parle pas des politiques conservatrices. Je parle de ce climat qui les recouvrait d'une sorte de mesquinerie. Je ne parle pas de l'idéologie économique ou sociale. Je parle du côté ombrageux de ces conservateurs-là. Ce moralisme irrationnel qui présidait à mille décisions.

On peut être contre le registre des armes d'épaule. Faut-il absolument le déchiqueter quand le Québec, tous partis confondus, veut obtenir le bout qui le concerne?

Des études montrent que des peines automatiques de prison ne servent à rien, nuisent, en fait. Pas grave: les lois criminelles doivent être écrites en tenant compte de «ce qui est bon», pas de ce qui est fondé sur les connaissances...

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Je ne me fais pas d'illusions sur ce nouveau gouvernement. Le choc du réel va frapper bientôt.

Je pense surtout à ce qu'on a laissé s'installer tranquillement, pas vite, comme une petite fatalité. Ce climat démocratique médiocre, volontairement dégradé.

Alors toute la semaine, j'ai eu l'impression qu'un hiver trop long finissait. On dirait qu'on enlève un manteau de grisaille.

Ce qui s'en vient, on ne le sait pas. En attendant, je suis seulement étonné tout à coup de voir à quel point ça fait du bien de respirer cet air...

Ouf.