Bob Rae est agacé. Vingt ans après avoir perdu le pouvoir, le seul premier ministre du NPD qu'ait connu l'Ontario est encore associé à une sorte de désastre économique.

Si les néo-démocrates plafonnent en Ontario, c'est en bonne partie parce que la « marque » NPD est irrémédiablement entachée par ses cinq ans de pouvoir.

« C'est partiellement vrai », avoue celui qui est passé chez les libéraux fédéraux en 2006, et qui a pris sa retraite de la politique il y a deux ans. Je l'ai rencontré hier au bureau d'avocats où il travaille, au centre-ville de Toronto. À 67 ans, il enseigne, il continue à faire des discours pour les candidats libéraux et travaille comme conseiller et négociateur pour des nations autochtones.

« Nos adversaires ont créé un mythe, personne n'a défendu nos réalisations et notre bilan est devenu un orphelin, même au NPD. C'est une des raisons de mon départ. On voudrait faire croire que nous avons été les seuls à faire des déficits ! Nous étions en pleine récession et tout le monde a fait des déficits. »

Thomas Mulcair répète souvent que les gouvernements provinciaux du NPD ont toujours été responsables fiscalement... « sauf sous Bob Rae, mais finalement, Bob Rae était un libéral ». Le trait d'humour n'est pas vilain, mais il a enragé Bob Rae. « C'est tout simplement faux ! Le NPD en Colombie-Britannique, en Saskatchewan, en a fait, et bientôt en Alberta ils feront un déficit bien plus important que les nôtres ! »

N'empêche, à peine élue, la première ministre néo-démocrate Rachel Notley s'est empressée de dire qu'elle ne ferait « surtout pas comme Bob Rae ».

Bref, ce gouvernement mal aimé a pris des proportions mythiques. Le NPD ontarien ne s'est d'ailleurs jamais remis de la défaite de 1995.

« La propagande a fini par induire une sorte de syndrome des faux souvenirs », dit-il, résigné.

L'ironie étant bien sûr qu'aujourd'hui, il se réjouit de voir les libéraux reconquérir l'Ontario.

« M. Mulcair a accepté de jouer dans le carré de sable des conservateurs, il a accepté son cadre fiscal », ce qui l'a coincé pour présenter son programme, dit-il. « François Mitterrand disait : on fait campagne à gauche et on gouverne au centre. Si, comme néo-démocrate, vous faites campagne au centre ou au centre droit, votre base est confuse. »

Mulcair et Harper, par ailleurs, « ne sont pas très à l'aise avec l'idée qu'il y a beaucoup de show-business » dans les campagnes modernes. « Justin a un avantage sur eux : il aime le théâtre, le drame qu'il y a dans une élection, et ça explique pourquoi il a mieux réussi que les gens ne s'y attendaient. Il comprend mieux comment la politique se fait de nos jours. »

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Justement, à la fin de l'été, Bob Rae a publié What's Happened to Politics ?, réflexion sur la dégradation des moeurs politiques, les désillusions et les tentatives de stimuler la discussion sur les enjeux du temps - notamment la « grande honte nationale », le traitement des Premières Nations.

Nostalgique, Bob Rae ? Il s'en défend : il n'y a jamais eu d'âge d'or de la politique, où des gens de bonne volonté débattaient civilement du bien public. Les coups bas, les attaques personnelles, les lobbys obscurs ont toujours existé.

Simplement, les tendances exécrables de la politique se sont accélérées : le politicien qui se vend comme un produit, robotique, dont chaque geste est chorégraphié.

« Dans le Parlement que j'ai connu à 30 ans [il était député du NPD fédéral avant de devenir chef en Ontario], nous n'étions pas des ennemis. On pouvait manger avec les gens d'autres partis. Les gens de l'opposition pouvaient discuter avec des ministres.

« Les réformistes sont arrivés à Ottawa [1993] avec l'idée que la politique est corrompue. Harper a une méfiance envers les institutions ; ce n'est pas un conservateur, mais un révolutionnaire radical ! Pendant la campagne de 2006, il rassurait les électeurs en disant que le Sénat, la fonction publique et les tribunaux étaient des contrepoids. Il a attaqué toutes ces institutions. »

Pour lui, le système parlementaire a été détourné. « C'est maintenant un système présidentiel, mais en pire, parce que les Américains ont des contre-pouvoirs. Et nous vivons dans une campagne électorale permanente. »

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Tout n'est pas à mettre sur le dos des conservateurs, même si on se doute qu'ils sont une cible de choix.

« La culture est en train de changer profondément. Tout doit être divertissant. À Ottawa, les journalistes nous demandaient des clips de 10 secondes - 30, c'est trop long -, mais tout ne s'explique pas en 10 secondes ! »

La campagne qui s'achève nous a montré des chefs au discours « limité », qui répètent quelques messages clés.

« Je me demande comment on fait pour nous dire qu'on créera x emplois en 2017, ou pour prédire le budget de 2018. Que feront les Chinois ? Poutine ? Quel sera le prix du pétrole ? Tout ce qu'un politicien peut faire, c'est donner des orientations. Un espoir fondé sur la réalité.

« Le gouvernement ne peut pas tout changer et créer des jobs là où il n'y en a pas. Voyez le gouvernement Hollande en France : il a dû changer complètement de direction. Comprenez bien : je ne suis pas un néolibéral, je crois à l'action du gouvernement ; j'insiste sur l'éducation, l'information, une fiscalité plus juste. Mais il faut être honnête dans la discussion politique. »

En fait, il voudrait surtout qu'on la reprenne, cette discussion.