Pour des gens accusés d'une vingtaine de meurtres prémédités, ces motards s'en sortent plutôt bien. Ils ont «réglé» pour de simples complots pour meurtre et s'en tirent avec des peines de 10 à 12 ans. Des peines déjà purgées en entier ou presque, les six ans passés en détention préventive comptant en double - selon l'ancienne règle.

SharQc, qui a été une des plus extraordinaires opérations policières des dernières années en Amérique du Nord, finit en queue de poisson, et ce n'est pas un requin.

À l'excellence de l'enquête policière a succédé la médiocrité judiciaire. Et les accusés en ont profité.

Songez qu'un certain jour d'avril 2009, tous les Hells Angels du Québec étaient en prison, sauf deux. En tout, 156 personnes étaient arrêtées. Et pas des moindres. Le sommet de la hiérarchie était aussi emprisonné. Pour une organisation criminelle aussi opaque, le coup était remarquable.

Six ans plus tard, pas le moindre procès n'a commencé. Pas un. Zéro.

Voilà ce qu'on appelle un ratage. Un ratage qui illustre de manière spectaculaire à quel point le système judiciaire n'est pas adapté à la nouvelle réalité des enquêtes majeures. Nouvelle? Enfin, pas si nouvelle: en 2001 déjà, un coup de filet d'une centaine d'accusés avait testé le système une première fois. Pas si mal d'ailleurs, puisque les accusés avaient été séparés en deux groupes et l'un des procès s'est rendu à son terme.

Cette fois-ci, tout s'est enlisé. Il y a déjà quatre ans, le juge James Brunton libérait 31 accusés d'un des volets de SharQc, des affaires de stupéfiants. Le juge avait regardé l'ensemble des accusations et avait estimé qu'il faudrait 10 procès pour venir à bout du dossier. Il avait conclu qu'au bout de 10 ans, ce procès moins important que ceux pour meurtres ne serait pas encore commencé. Il avait libéré tous les accusés.

J'avais fortement critiqué cette décision. Mais il avait raison: nous voilà quatre ans plus tard et RIEN n'a encore commencé!

Pourquoi? La faute à qui? C'est véritablement la mécanique qui n'a pas fonctionné.

Pour les procureurs, les juges sont trop interventionnistes. Pour les juges, les procureurs sont irréalistes. Pour les avocats de la défense, le volume de la preuve et le nombre d'accusés rendent impossible une défense digne de ce nom.

D'un côté, les juges sont extrêmement réfractaires à juger d'un seul coup 15, 20 ou 40 personnes. Non sans raison: comment voulez-vous que le jury s'y retrouve et rende un verdict différencié pour chaque personne accusée d'une multitude de crimes?

À l'inverse, la poursuite a raison de dire que l'intérêt public commande la réunion du plus grand nombre d'accusés. D'abord pour les coûts. Ensuite pour la commodité: fera-t-on témoigner le pauvre enquêteur pendant 10 ans dans 10 procès quand, au fond, la preuve est la même contre tous les accusés? Séparer les accusés risque également de générer des verdicts contradictoires. On peut aussi se demander pourquoi l'État devrait «accommoder» un groupe de personnes qui se réunissent pour vivre du crime et rendre leur arrestation plus difficile.

Alors quoi faire?

La justice canadienne se penche sur le problème depuis l'apparition de ces nouvelles bêtes judiciaires, c'est-à-dire une quinzaine d'années. Un peu partout au Canada, des rapports ont été rédigés là-dessus.

Les Américains ont connu des problèmes très similaires, il y a 25 ans, au moment du procès de la Pizza Connection, où 22 accusés ont été jugés devant jury pendant un an et demi - un record.

Il en ressort que le fait de juger décemment plus de 10 personnes en même temps demeurera toujours un défi énorme. Plus il y a d'accusés, moins il doit y avoir de preuve à gérer.

Ce qui veut dire cibler les accusations les plus faciles à prouver et qui peuvent entraîner les condamnations les plus lourdes. L'avenir est à l'échantillonnage. Il ne sert à rien de vouloir faire condamner tout le monde pour tous leurs crimes des 15 dernières années. Une ou deux condamnations suffisent, pourvu qu'elles soient majeures...

On ne peut pas discuter du détail de la preuve en ce moment, mais la poursuite a fait le contraire dans ce dossier. Notamment en avançant une théorie de la complicité pour meurtres assez audacieuse.

Des mois, sinon des années ont été perdus dans le dossier SharQc pour simplement décider de l'étendue des pouvoirs du juge pour «gérer» le dossier. Il a fallu se rendre en Cour suprême pour confirmer les pouvoirs du juge. La loi a depuis été changée et donne la marge de manoeuvre voulue aux juges pour organiser ces procès.

Ce résultat médiocre n'aura donc pas servi à rien. On a le droit de croire qu'on a mieux défini les rôles de chacun et que la suite sera mieux organisée.

N'empêche: en attendant, le crime organisé a bénéficié du décalage judiciaire.

Ils se sont reconnus coupables, sans doute. Mais la crainte d'un procès imminent et d'une condamnation rapide aurait changé le rapport de force et donné des peines bien plus sévères. Et un peu plus de justice.

yboisvert@lapresse.ca