On sait depuis un certain temps déjà que ce n'est pas l'amour fou entre les élus du Plateau-Mont-Royal et les commerçants - en particulier les propriétaires de bar.

Mais quand un «établissement licencié» est fréquenté par des pégriots, qu'on s'y casse la gueule allégrement, que le bruit dépasse les bornes, que les clients emmerdent tout le voisinage et qu'on s'y entasse au-delà de ce que les poissons en conserve eux-mêmes ont coutume de faire... Dans ces cas limites, un conseiller municipal a sûrement le droit et le devoir d'intervenir, non?

C'est ce qu'a fait Alex Norris. Le conseiller a porté plainte à la Régie des permis d'alcool contre le Muzique Audio Bar (aussi appelé Bar Krush). Norris demande à la Régie de retirer le permis du bar du boulevard Saint-Laurent (à l'angle de l'avenue des Pins).

Il faut savoir que le mauvais dossier du Muzique est bien étoffé. À la fin du mois d'avril, la Régie a suspendu le permis du bar pour 30 jours. Le propriétaire a d'ailleurs consenti à cette suspension, devant la preuve accumulée par les policiers.

Le bar a donc cessé ses activités pendant un mois, au cours duquel, d'après le conseiller Norris, le voisinage avait retrouvé une quiétude oubliée. Nulle bagarre dans les rues avoisinantes à l'heure de fermeture... Même s'il y a plusieurs autres bars dans le secteur.

Le bar a rouvert... et les plaintes des citoyens ont recommencé. Violence, bruit, clients ivres, etc.

Norris a reçu des plaintes de plusieurs citoyens, dont neuf ont été témoins directs d'actes de violence. D'après lui, ces citoyens ont peur de porter plainte en leur nom, vu la réputation du bar. Il a donc écrit à la Régie d'abord pour s'opposer à la demande de permis pour une plus grande terrasse, mais surtout pour demander carrément la fermeture du bar.

Norris a publié sa lettre sur sa page Facebook.

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On devine que le propriétaire du bar n'est pas particulièrement heureux. Mais au lieu de se contenter de se battre pour sa survie devant la Régie, il a envoyé une mise en demeure à l'élu. Alex Norris est sommé de se rétracter pour ses propos «calomnieux» et «diffamatoires» (il parle notamment de «liens allégués entre les propriétaires et le milieu du crime organisé»). Le bar, dit la lettre, a pris de nombreuses mesures pour atténuer le bruit - l'arrondissement lui a cependant refusé un plan d'insonorisation.

Si Norris ne se rétracte pas, le propriétaire entend le tenir «personnellement responsable pour tous les dommages, stress, troubles...»

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La Régie nous dira un jour si le cas du Muzique est si terrible qu'il mérite la peine de mort.

L'intérêt de l'affaire est ailleurs. Il est dans la réponse qu'a préparée un avocat de la Ville de Montréal pour Norris. La menace de poursuite contre un élu qui ne fait que son travail «nous semble être de la nature d'une poursuite-bâillon visant à étouffer le débat démocratique», écrit l'avocat... qui joint une copie du jugement rendu contre Eddy Savoie!

Bref, dit la Ville, on ne se laissera pas intimider par une poursuite ni par une menace de poursuite - ce n'est que ça pour l'instant. Si Norris a tort, la Régie donnera raison au bar. Mais est-il censé ignorer les rapports de police et les plaintes incessantes des citoyens? Évidemment pas.

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Quand on a adopté la loi pour contrer les poursuites-bâillons, on pensait à des cas de citoyens s'opposant à des projets de développement, des groupes écolos, etc. On pensait aussi à des cas de David contre Goliath, où Goliath fait taire le petit par le simple fait de le poursuivre, avec tout ce que cela comporte de coûts.

Ce serait la première fois qu'une administration publique utilise cette disposition. On peut dire que la Ville a toutes les ressources pour se défendre et n'est donc pas un David. En même temps, si un élu se fait poursuivre pour avoir porté plainte de bonne foi et en se fondant sur un dossier solide, n'est-ce pas un détournement des fins de la justice que de le poursuivre personnellement? N'est-ce pas une atteinte à sa liberté d'expression? N'est-ce pas de nature à intimider d'autres élus?

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Selon le cliché, «You can't fight City Hall». Autrement dit, inutile de contester les décisions de l'administration, vous allez perdre. La Ville a, en principe, des moyens illimités et une armée d'avocats à sa disposition.

C'est vrai pour le citoyen ordinaire qui tente d'obtenir un permis. Mais dans nombre de municipalités, la menace d'une poursuite fait trembler l'hôtel de ville. Les municipalités n'ont pas toutes un service juridique, et même quand c'est le cas, l'idée de l'occuper avec une poursuite d'un citoyen très en moyens n'est pas particulièrement réjouissante.

Une Ville n'est pas toujours Goliath. Et même quand elle est aussi importante que Montréal, les frais qu'elle engage pour se défendre d'une poursuite abusive sont payés par les citoyens.

Tandis qu'Eddy Savoie se rend en Cour d'appel (encore!), reconnaissons-lui au moins ce mérite: il inspire plein de gens qui refusent de se faire intimider.