Jamais dans notre histoire n'a-t-on vu un premier ministre attaquer de manière aussi minable l'institution judiciaire.

La semaine dernière, le bureau de Stephen Harper a tenté de nous faire croire que la juge en chef de la Cour suprême, Beverley McLachlin, avait violé le principe de la séparation des pouvoirs.

Dans un communiqué volontairement vague et mensonger, le bureau du premier ministre affirme que la juge McLachlin a tenté de joindre M. Harper pour parler de la cause du juge Nadon. C'est faux.

Si effectivement un juge tentait de communiquer avec un politicien au sujet d'une cause devant la cour, ce serait un motif suffisamment grave pour justifier sa destitution.

L'inverse est également vrai: Jean Charest, alors jeune ministre fédéral des Sports a été obligé de démissionner en 1990 pour avoir appelé un juge - qui n'a pas pris l'appel.

Le communiqué du bureau de Stephen Harper, jeudi, commence en disant que «Le Premier ministre ou le ministre de la Justice n'appelleraient jamais un juge en exercice au sujet d'une affaire qui est portée devant son tribunal ou qui pourrait éventuellement l'être.»

Bien sûr!

Ensuite, sans préciser la date, il ajoute que la juge en chef a tenté de communiquer avec lui au sujet de la nomination du juge Marc Nadon. Il déclare que, sur l'avis du ministre de la Justice, il a refusé la communication, car cela aurait été «mal avisé et inapproprié».

Ne précisant pas la date, on pourrait penser que la juge en chef a tenté de parler au premier ministre pendant la contestation judiciaire de la nomination. Un avocat torontois a en effet contesté la légalité de la nomination de Marc Nadon dès qu'elle a été annoncée, en octobre, et l'affaire a été confiée à la Cour suprême par le gouvernement fédéral.

Sauf que c'est bien avant que la juge en chef a tenté d'appeler le premier ministre, avant même la nomination du juge Nadon: en juillet.

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Que voulait la juge en chef? Informer le gouvernement d'un problème potentiel dans le cas de la nomination d'un juge québécois de la Cour fédérale. Non seulement ce n'était pas «inapproprié»: c'était le devoir de Beverley McLachlin!

La tradition depuis toujours veut que le ministre de la Justice consulte la juge en chef au sujet des nominations à sa cour. La juge en chef peut et doit informer le premier ministre des besoins de la cour. Donner son avis sur les candidats. Et l'alerter en cas de problème. Autant pour protéger l'intégrité de l'institution que la qualité des nominations - qui demeurent la prérogative du premier ministre.

Les règles écrites par le gouvernement Harper lui-même prévoient que la juge en chef est consultée au sujet de la nomination des juges de sa cour.

Le 29 juillet 2013, donc, quand un comité parlementaire a été formé pour dresser une liste de candidats pour remplacer le juge québécois Morris Fish, la juge McLachlin a été consultée. Le 31 juillet, elle a avisé le ministre d'un problème potentiel dans le cas où l'on choisirait un juge de la Cour fédérale.

Les gens du milieu judiciaire connaissent depuis longtemps ce problème: le texte de la Loi sur la Cour suprême semble exclure les candidats de la Cour fédérale.

La juge en chef n'a jamais donné son opinion sur le fond de ce problème; elle a seulement averti le gouvernement. Le ministre McKay a fait rédiger un avis juridique par un ancien juge de la Cour suprême, Ian Binnie, et l'a fait approuver par une autre ex-juge et le constitutionnaliste bien connu Peter Hogg. Tous concluaient qu'il n'y avait pas de problème à puiser parmi les juges de la Cour fédérale pour trouver un candidat québécois à la Cour suprême. Marc Nadon a été nommé.

On connaît la suite: un avocat conteste la validité de la nomination; la Cour suprême, à six juges (dont la juge en chef) contre un, conclut à l'invalidité de la nomination. On peut ne pas être d'accord - un juge était d'ailleurs dissident. Mais l'interprète ultime des lois a tranché.

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Le premier ministre est manifestement furieux contre la Cour suprême, même s'il en a nommé la plupart des membres. La Cour lui a fait subir une demi-douzaine de revers spectaculaires sur des enjeux majeurs pour lui. L'homme doit se sentir humilié, même s'il a largement contribué à ses malheurs. Jamais une nomination n'avait-elle été déclarée invalide depuis la création de la Cour suprême. Mais avant d'être invalide, c'était aussi une mauvaise nomination.

Alors, comme chaque fois qu'il rencontre une contradiction légitime sur son chemin, Stephen Harper tente de discréditer l'institution. Il l'a fait avec le directeur du budget, le directeur général des élections, Radio-Canada...

Cette fois-ci, il est allé encore plus bas. Et c'est encore plus grave, puisqu'il tente de miner de manière malhonnête la crédibilité même de la Cour suprême, le pilier du pouvoir judiciaire canadien. C'est une tentative d'intimidation répugnante. Si quelqu'un ici ne respecte pas l'indépendance des tribunaux, c'est bien le premier ministre.

J'ai dit «bas» ? Sale, plutôt.