Tous ces gens d'une minceur suspecte dans des vêtements fluorescents: pas de doute, c'est bien la file d'attente du «pasta dinner».

La tradition veut que les coureurs fassent le plein de glucides la veille d'un marathon. Pour ça, quoi de mieux que des pâtes cuites bien au-delà du temps recommandé par le manufacturier?

Plein d'autres choses, j'en conviens.

On est invité par le maire de Boston à envahir l'hôtel de ville, alors on y va.

Il y a là plein de bénévoles qui tapent des mains pour l'ambiance. On vous offre une Samuel Adams spécialement brassée pour l'occasion si le coeur vous en dit.

Mais soyons sérieux, l'heure n'est pas à la fête. L'heure est plutôt à la concentration. L'heure est aux derniers calculs sur la stratégie de course. Le dernier conseil d'un inconnu. L'heure est au doute, même si on ne fait semblant de rien.

L'heure est à regarder une 17e fois la météo. Dix degrés à 10 h 30, heure du départ... Vent d'ouest... Un peu de côté... Soleil... 16 degrés à 14 h... Presque chaud...

L'heure est à sacrer son camp de ce repas pour aller placer soigneusement les chaussures, les vêtements, le dossard, la montre, la casquette... Non, pas de casquette, ah pis oui, ah pis non...

L'heure est à relire une 47e fois les instructions pour se rendre.

Il y a ceci de très particulier au marathon de Boston: il n'a de Boston que sa toute dernière portion. On nous prendra donc ce matin aux abords d'un parc du centre-ville de Boston, dans des autobus scolaires, pour nous emmener 42,2 km et sept villes plus loin, dans le bled de Hopkinton.

Là-bas, la plupart des 35 748 inscrits tueront deux, trois heures à boire des trucs sucrés et à manger des barres tendres.

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En plus des places réservées à ceux qui avaient obtenu un temps de qualification, la Boston Athletic Association a offert une inscription aux 5600 personnes qui n'ont pas pu finir l'an dernier. Puis à tous les employés des hôpitaux, des services ambulanciers, de police, de pompiers et autres premiers répondants. Et finalement, on a offert des places à quiconque aurait «un lien spécial avec l'événement».

«On a reçu 1199 demandes, et un comité en a gardé 600, me dit Jack Flemming, de la BAA. On a accepté celle d'un employé de magasin qui travaillait près des explosions et qui est allé secourir des gens. Mais on a refusé quelqu'un disant: j'habite en Californie et j'ai été bouleversé par les événements.»

On retournera probablement à un maximum de 27 000 places l'an prochain: les sept petites villes impliquées en plus de Boston trouvent déjà assez lourde l'opération, en particulier Hopkinton, dont la population triple momentanément chaque troisième lundi d'avril.

«Il y en a eu 38 000 au 100e anniversaire, en 1996, mais le monde était bien différent à l'époque, et tout était moins compliqué», me dit Mark Davis, aussi de la BAA.

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Le monde en effet a changé. Pas de sac, svp: c'est la consigne pour les coureurs comme pour les spectateurs. Le maire Marty Walsh a dit cette semaine que Boston serait «l'endroit le plus sécuritaire au monde».

La veille, sous la pluie, tout juste après les cérémonies de commémoration des attentats, on a dû évacuer Boylston Street, lieu d'arrivée, quand un homme nu-pieds a crié comme en dérision «Boston Strong». Il a été arrêté avec un sac à dos contenant une cuiseuse à riz pleine de confettis, et le juge l'a envoyé voir le psychiatre.

L'événement est sans gravité mais souligne l'évidence: on imagine la complexité du contrôle de cette foule de 1 million de personnes massées sur 42 km...

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Ce matin, en grelottant, on regardera partir les athlètes en fauteuil roulant, puis les femmes de l'élite, puis les hommes, tous parmi les plus superbes athlètes de cette planète.

Ensuite, on nous installera selon la hiérarchie du chronomètre, et vers 10 h 25, 35 000 personnes iront ajouter leurs pas dans ce parcours plein d'histoire, de légendes et de drames.

Et puisque «les temps ont changé», ce marathon, rendez-vous avec ses limites, n'aura plus tout à fait la même saveur. Ça se voudra une célébration de la «force». Ce sera inévitablement un rappel de la fragilité.

Le champion de 1968, l'Américain Amby Burfoot, s'est fait faire plein de cartes qu'il distribuera en courant aux gens dans la foule pour leur dire: merci Boston.

C'est aussi une manière de dire, mais il n'y avait pas assez de place sur la carte : merci la vie.