Quand nous sommes entrés dans le restaurant, la télé diffusait le patinage artistique. On n'était pas sitôt assis que c'étaient les nouvelles russes.

Kiev, bien sûr, mais aussi Lviv.

- Oh, c'est ma ville!

Elle s'appelle Ariana, elle a 25 ans, elle est agente de voyages dans la vie. Et bénévole aux Jeux olympiques - qui sont hors de la vie, comme vous le savez.

Des maisons y brûlaient.

«Je savais que ça allait mal à Lviv aussi, mais je n'avais pas vu les images, l'internet ne fonctionne pas trop dans la montagne. Mes parents me textent, mais je sens qu'ils ne me disent pas tout...»

On a donc écouté les nouvelles russes. Inutile de préciser qu'elles sont russes, vous me direz: nous sommes en Russie.

Au contraire, c'est très important d'insister. Aux nouvelles russes, c'est une tout autre histoire qu'on nous raconte.

Du moins, celles qu'on a vues hier soir dans ce restaurant de la rue Gorki, au centre-ville de Sotchi, à 50 minutes de train du Parc olympique.

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Quelle histoire? L'histoire de policiers ensanglantés, agressés par des manifestants déchaînés. Aucune image de manifestants battus ou abattus.

L'histoire racontée de l'autre côté de la barricade. Littéralement: les caméras sont du côté de la police, derrière l'antiémeute, qui a l'air de défendre bravement la loi et l'ordre contre des voyous. Même pas besoin des mots.

- Ça vous fait quoi d'être ici pendant que votre ville brûle?

- C'est dur, mais ça me donnerait quoi de revenir là, tout de suite? J'ai entendu le maire, la ville va être protégée...

Quand le comité de Sotchi 2014 a accepté sa demande pour être bénévole, le 30 décembre, il n'y avait encore que des manifestations pacifiques à Kiev.

Puis les choses se sont envenimées. Un étudiant de 22 ans est mort. Un homme de 41 ans aussi, battu par la police un mois plus tôt.

Le troisième mort s'appelait Youri Verbitski. C'était un ami de son père. Ils faisaient de l'alpinisme ensemble. Dans les sommets du Caucase, entre autres - où son père a rencontré sa mère, en grimpant quelque part en Ossétie du Nord.

Il s'était rendu avec la foule au Maïdan, à Kiev. On a retrouvé son corps gelé, couvert de marques de torture.

«C'était un homme pacifique. C'est horrible. Mon père est allé aux funérailles...»

Elle a mis un carré noir sur sa page Facebook.

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Lviv, la ville d'Ariana, est la plus européenne des villes ukrainiennes. Tout près de la frontière polonaise. Donc loin de la partie est du pays, plus «russe» sur les plans linguistique et culturel.

Les pro-Russie, les pro-Europe... «C'est plus compliqué, on est quand même tous Ukrainiens. Moi, j'aime les Russes, mes parents sont nés dans la partie est, on vit dans l'ouest... «Pour moi, ce n'est pas un combat contre les Russes, c'est contre ce gouvernement, qui devrait être le gardien de la Constitution. Ces gens qui sont morts pour rien, pour avoir simplement manifesté... Un gouvernement qui a rompu sa promesse de négocier son entrée en Europe.

«On va en Europe, même si ça prend un visa, s'il faut prouver qu'on a assez d'argent, qu'on n'essaiera pas d'immigrer... Moi, j'aspire au style de vie européen.»

Combien ça fait, une agente de voyages à Lviv? 180 euros par mois. Environ 3000$ par année. Pas question de partir de chez ses parents dans ces conditions.

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Lviv est aussi officiellement candidate pour les Jeux d'hiver de 2022. «On a les Carpates, on a de la neige... Mais j'ai l'impression qu'on aurait beaucoup de choses à construire!»

Ce n'est peut-être pas tellement un problème d'infrastructures en Ukraine, pour le moment, qui préoccupe le CIO...

Le comité olympique ukrainien y croit ferme et a choisi le perchiste légendaire Sergueï Bubka comme président.

Le comité, qui avait déclaré la veille ne surtout pas vouloir «mêler sport et politique», a changé de ton:

«Nous sommes choqués par les événements qui ont eu lieu hier [mardi 18 février] à Kiev. Nous pensons à nos familles et à ceux qui nous sont chers chez nous, en Ukraine, et nous faisons tout pour les honorer sur les terrains de compétition, à Sotchi. Nous sommes en deuil et exprimons nos sincères condoléances après la mort de nos compatriotes.»

Les athlètes ukrainiens leur ont un peu forcé la main. Certains ont exigé de porter un brassard noir (refusé par le CIO). Puis deux skieuses de fond ont décidé de ne pas se présenter aux demi-finales du sprint par équipes. Et la skieuse alpine Bodgana Matsotska s'est retirée du slalom «par solidarité».

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«Je respecte ça, ça peut attirer l'attention du monde... Moi, je ne l'aurais pas fait. Comme j'appuie les manifestants, mais je n'irais pas avec eux.»

Inquiète? Optimiste. «Vous allez voir, on va reconstruire notre pays. Je ne sais pas comment, je ne fais pas confiance aux politiciens, mais nous allons le faire. Je suis fière de mes compatriotes.»

Elle est encore ici pour quelques jours, à s'occuper des gens qui viennent voir son sport préféré: le biathlon. Elle en connaît tous les grands noms - y compris Le Guellec -, ses yeux brillent juste à les nommer. Elle s'est fait des amis de toutes les Russies et d'ailleurs. Elle en a plein la tête et plein son téléphone.

Mais hier, dans le restaurant de la rue Gorki, quand elle a vu sa ville en flammes, son coeur avait commencé à revenir à la maison.