La nuit tombée, il y avait encore de la fumée, mais tout était recouvert de glace. Les corps. Les cendres. Les cris de la nuit d'avant. À force d'arroser, il y a bien 10 ou 20 centimètres de glace. Et en dessous, très profond de tristesse.

Les pompiers sont partis. Sous la tente qu'ils ont dressée au-dessus des décombres, les recherches commencent.

On cherche, mais on sait déjà. Il n'y a personne de passage, au Havre, à minuit et demi un 23 janvier. Ceux qui n'ont pas été sauvés, ceux qui «manquent à l'appel»... On les connaît.

Ils avaient 92 ou 96 ou 88 ans. Ils ont exercé des métiers disparus. Fumeur de hareng. Pêcheur d'éperlans. Mère de 11 enfants. Ou de 14. Ou de 8. Gardien de phare. Marin. Capitaine de navire. Fermier.

Lucien Côté, 90 ans, fait sa marche dans la rue Saint-Jean-Baptiste. «Quand les gens meurent à ces âges-là, tu te dis: ils ont vécu leur vie... Mais mourir comme ça? C'est pas croyable... C'est tout notre monde, ça, monsieur.» Il s'excuse de pleurer.

Le Havre est en plein milieu de ce village de 1400 personnes. Devant, des champs qui finissent dans le fleuve, en face de «la petite île», comme les gens du village appellent l'île Verte. Derrière, l'épicerie des Morin, la Caisse populaire, l'agent d'assurances, la friperie, la petite mairie, l'école de la «Moisson d'art». Et l'église, comme de raison. Un village du Québec.

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Il a beau faire -20, une fumée révoltante vous pénètre dans les narines.

«Quand les gens entrent, excusez-moi de vous dire ça, ils sentent... Il y a une odeur de brûlé et de cadavre», me dit Michelle, au salon de coiffure.

Madame M. s'en est sortie de justesse. À l'hôpital, elle s'est aperçue que ses cheveux étaient brûlés. Elle se demande bien comment la coiffeuse va lui arranger ça. Ils ont fermé la télé dans sa chambre. Plus tard, ils devront lui dire que son mari est probablement mort. Est certainement mort. Il n'était plus «autonome», et après 60 ans de mariage, il a fallu qu'il aille habiter dans l'aile de l'Est. Celle qui a été rasée.

J'arrive dans l'ancien couvent, en face de l'église. Ça s'appelle maintenant la Villa Rose des Vents. Ici, les pensionnaires sont autonomes. Quand ça va moins bien, ils vont au Havre.

Francine Morin fait la cuisine pour les pensionnaires. Son parrain est mort hier. Il s'appelait Jos Malenfant.

Pendant qu'elle me parle en préparant le souper, Vital Caron arrive. C'est l'ancien maire du village (1991-2001). Ils font le décompte des morts... des oncles, des cousins...

Il y a aussi des survivants. Lundi après-midi, le propriétaire de la Résidence du Havre a convaincu une pensionnaire qui avait un début de pneumonie d'aller à l'hôpital. L'ambulance est venue la chercher. «Il lui a sauvé la vie...» Ça fait du bien, une histoire de survivant.

«On fait des comités de sécurité civile, quand on est maire, on se pratique... Mais on pense jamais que ça va servir, pas comme ça...»

«C'étaient tous les gens qu'on connaissait, c'était l'endroit le plus important du village», me dit Anne Beaulieu-Morin, 90 ans. Il y avait le bingo le lundi, le pharmacien, le docteur, le CLSC...

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«Si j'avais su ça, je serais devenu plombier...» Il s'appelle Gilles Frigon et c'est le curé du village - plus six autres paroisses. C'est un capucin qu'on devine jovial. Hier midi, il était en larmes.

Tu parles s'il les connaissait! Il allait dire la messe chaque semaine au Havre. Plusieurs ne se souvenaient plus de ce qu'ils avaient fait la veille, ni du visage de leurs proches. Mais ils savaient encore par coeur les antiques prières, les chants d'église, la liturgie.

«C'est du bon monde qui est mort. Des gens qui ont travaillé toute leur vie, qui ont porté les inquiétudes de leurs enfants jusqu'à la fin, des gens qui se sont donnés entièrement pour les autres. Pour moi, c'est ça, des saints. Ils ne méritaient pas ça.»

Nous sommes quelques journalistes dans le presbytère à écouter ce prêtre qui a «le coeur brisé». L'archevêque de Rimouski, Pierre-André Fournier, qui est monté pour soutenir son curé, l'écoute abasourdi et admiratif.

«Le pire est à venir, dit le père Frigon. Ils n'ont pas encore identifié les morts, mais on sait bien.

- Ça ne vous fait pas douter de Dieu, tout ça?

- Non, dans le drame, ma foi ne diminue pas. C'est le temps de montrer comment on s'aime. Je ne me demande pas pourquoi c'est arrivé. Ça, c'est des questions pour la science. Moi, je me demande seulement comment on va faire pour le vivre maintenant. C'est ça, mon travail.»

Je sors du presbytère. La beauté des lieux ne fait qu'ajouter au désordre et à l'absurde. Le froid me traverse. L'odeur de mort et de caoutchouc brûlé me prend à la gorge.

Pour joindre notre chroniqueur: yves.boisvert@lapresse.ca