Les héros politiques absolus sont assez rares, ces siècles-ci. Nous aurons eu la chance d'en voir un bouleverser le monde.

Nelson Mandela a libéré son peuple sans guerre et sans haine, un exploit tant moral que politique.

À force d'appuyer sur son pacifisme, cependant, on est en train d'en faire un personnage un peu trop lisse.

On est en train d'oublier que l'homme était un combattant, un révolté. Un homme qui a vu mourir ses camarades aux mains de la police pour avoir protesté sans violence, pour avoir fait la grève.

En vérité, au moment de son arrestation en 1962, Mandela avait désespéré de l'action pacifiste comme seule méthode de libération.

À son procès, il a admis de son plein gré avoir planifié des actes de sabotage contre les installations de l'État. Il a même dit avoir fait une tournée africaine clandestine pour commencer à lever une armée de guérilla, en cas de besoin.

Rendu en 1961, c'était moins Gandhi qui l'inspirait que le mouvement de libération israélien de 1948.

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« Qui niera que pendant 30 ans, j'ai frappé en vain, patiemment, modérément et modestement à une porte fermée et verrouillée ? Quels ont été les fruits de la modération ? Les 30 dernières années ont vu un nombre record de lois restreindre nos droits et notre progrès, si bien qu'aujourd'hui, nous avons atteint le point où nous n'avons plus de droits du tout. »

Ces paroles désespérées sont d'un ancien président du Congrès national africain qui a remporté le Prix Nobel de la Paix : pas Mandela, mais Albert Lutuli.

Lutuli a fait brûler son passeport sud-africain après le massacre de Sharpeville, où 69 manifestants non armés ont été tués par la police sud-africaine. Il était en prison quand on lui a décerné le Nobel ; il lui a fallu une permission pour aller le chercher en 1961...

C'est dans cette atmosphère de cul-de-sac que se trouve le mouvement non violent de l'ANC, au début des années 1960.

Mandela, menacé d'emprisonnement pour incitation à la grève, a passé le début des années 60 dans la clandestinité, sous un faux nom. Il fonde un groupe armé, Umkhonto we Sizwe, organise des sabotages et envisage une escalade de la violence s'il le faut - peut-être même la guerre civile.

Il est arrêté en 1962 : on l'accuse d'avoir organisé des grèves et d'avoir quitté le pays sans permission.

L'année suivante, alors qu'il est détenu, on arrête une dizaine d'autres militants dans une banlieue de Johannesburg, Rivonia. Ils seront réunis dans un procès historique.

Au départ, les accusations ne portent que sur du sabotage et la participation à des activités communistes. La poursuite en rajoute pendant l'instance, si bien qu'il est question de haute trahison.

Leurs avocats sont convaincus qu'ils seront presque tous déclarés coupables. La preuve contre Mandela est très forte, notamment. Leur seul objectif réaliste est alors d'éviter... la peine de mort.

Qu'importe, Mandela décide de prononcer son fameux discours, du banc des accusés, en admettant plusieurs faits et en s'expliquant.

Il est prêt à aller jusqu'à la mort pour libérer son peuple, dit-il. Son avocat, George Bizos, n'arrive pas à lui faire retrancher quoi que ce soit, mais le convainc d'ajouter trois mots, pour ne pas avoir l'air d'espérer la peine de mort : il est prêt à mourir... « si c'est nécessaire ».

« Le sabotage, je ne l'ai pas planifié par insouciance ou par amour de la violence, dit-il au juge. Je l'ai décidé après une évaluation calme et sobre de la situation politique, après des années de tyrannie, d'exploitation et d'oppression de mon peuple par les Blancs. »

Mandela reconnaît avoir eu des contacts avec des pays sous influence soviétique, mais l'ANC n'est pas « communiste ».

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C'est cet homme-là, qui rejette en bloc les lois répressives mais qui admet ses « crimes », qu'on envoie en prison à perpétuité en 1964.

Il ne faut pas croire que Mandela est devenu instantanément un héros aux yeux du monde, bien loin de là.

Dans ses mémoires, Brian Mulroney raconte les réticences de la première ministre britannique Margaret Thatcher et du président américain Ronald à accroître les sanctions économiques contre l'Afrique du Sud, encore sous apartheid. Mulroney raconte que tous deux soupçonnaient encore Mandela d'être communiste...

En 1990, quand, enfin, il est sorti de prison, ce n'est pourtant pas un homme amer qui est apparu devant son peuple et devant le monde. C'est un homme de paix et de réconciliation nationale.

En cela, c'est un homme immense qui vient de nous quitter.

s Pour joindre notre chroniqueur : yboisvert@lapresse.ca