Fascinant de voir l'océan philosophique qui sépare les États-Unis de la France quand il est question de liberté de religion.

À voir les réactions américaines aux initiatives françaises, j'ai bien l'impression que MM. Dranville et Lisée n'auraient pas grand chance de convaincre les éditorialistes du New York Times...

L'idée de congédier une employée de garderie privée parce qu'elle porte un hijab ou d'arrêter une femme qui porte un niqab dans la rue est tout simplement aberrante pour un esprit américain le moindrement libéral - et en fait, on peinerait à trouver un espace politique pour cela aux États-Unis.

Le premier amendement de la Constitution américaine dit que «le Congrès ne fera aucune loi pour conférer un statut institutionnel à une religion, ou qui interdise le libre exercice d'une religion...».

«Congress shall make no law...», en version originale. En matière de religion, «make no law», c'est ancré dans les moeurs politiques, dans la philosophie et dans le droit américain. C'est un commandement constitutionnel... quasi religieux.

Bien sûr, les initiatives politiques inspirées par la religion sont innombrables aux États-Unis. Mais restreindre la liberté religieuse par une action de l'État, par une loi, c'est irrecevable - sauf exception à justifier.

Le gouvernement Marois, lui, préfère se tourner vers Paris pour s'inspirer. Ce n'est ni juridiquement praticable, ni socialement prometteur.

La semaine dernière, la Cour d'appel de Paris a conclu qu'une garderie entièrement privée avait le droit de congédier une employée qui voulait porter le voile. À côté de ça, le projet Drainville est presque modéré... Bien qu'on veuille l'appliquer aux fournisseurs de services de l'État.

La décision française est assez étonnante, puisqu'elle défie carrément l'autorité de la plus haute instance judiciaire de la république, la Cour de cassation.

En mars, dans la même affaire «Baby Loup», la Cour de cassation avait annulé ce congédiement. En effet, l'article de la Constitution française affirmant le principe de laïcité ne s'applique qu'aux services publics. Il faut donc s'en remettre au Code du travail français. Or, sur les lieux de travail, on ne doit restreindre la liberté religieuse que si c'est justifié «par la nature de la tâche à accomplir» ou pour «répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et proportionnée au but».

Le congédiement avait été jugé discriminatoire et annulé.

L'affaire ne s'arrêtait pas là, car le système judiciaire français est assez différent du nôtre: la Cour de cassation n'est pas comme notre Cour suprême. Elle peut «casser» ou confirmer des décisions des cours d'appel, mais pas y substituer les siennes. Le dossier a donc été renvoyé à la Cour d'appel de Paris... qui a reconfirmé le congédiement! Un acte de rébellion judiciaire, en somme.

La Cour d'appel prend un autre chemin pour congédier cette employée. Elle s'appuie sur le droit de l'entreprise d'établir ses propres règlements, d'exprimer ses «convictions». Également sur la liberté de pensée des enfants, qui pourrait être touchée par la vue de signes religieux ostentatoires. Dans ces conditions, les restrictions à la liberté de religion sont «justifiées par la nature de la tâche».

L'affaire risque de retourner devant la Cour de cassation, ce qui est assez étrange vu d'ici. Elle se transportera probablement en Cour européenne des droits de l'homme, où l'on est assez respectueux des particularités nationales.

Observons en attendant que même en France, on est loin d'avoir atteint l'unanimité juridique en la matière.

Il n'y a pas grand enseignement à puiser de ce côté-là, sauf pour dire qu'une autre démocratie constitutionnelle a choisi un chemin différent. Notre tradition constitutionnelle, surtout depuis la Charte des droits (1982), est fortement imprégnée de la philosophie américaine, et c'est tant mieux.

Cela veut dire qu'on ne «fait pas de loi» pour restreindre l'expression religieuse sans avoir des raisons.

La lutte pour l'égalité hommes-femmes et le combat contre l'intégrisme religieux sont assurément d'excellents motifs de légiférer. Mais encore faut-il qu'il y ait un lien entre l'objectif poursuivi et la loi proposée.

Vu l'état des relations entre la minorité musulmane et la majorité en France, je ne trouve pas vraiment qu'il y ait matière à réjouissance, ni d'indice qu'on ait trouvé là un semblant de solution.

Il y a des limites à ce qu'on peut accomplir au moyen d'une loi. Aller donner des contraventions aux rares femmes en niqab ou congédier des employés de l'État avec un voile ou une kippa ne ferait au contraire qu'accentuer l'incompréhension et n'aiderait aucune femme ni aucune victime des fanatiques religieux.

Au fait, il reste toujours à ce gouvernement la tâche de nous démontrer que sa «charte» répond à une «exigence essentielle et déterminante» et est «proportionnée au but» recherché, comme le dit la plus haute cour française...

En attendant, si le mot liberté veut dire quelque chose... Ne faites pas de loi.

yves.boisvert@lapresse.ca