1- Une odeur de fraude

Laissons la politique de côté un instant. Qui contestera le fait que Mike Duffy ne mérite plus de siéger au Sénat?

L'homme a réclamé des indemnités à hauteur de 90 000$ en faisant croire qu'il résidait à l'Île-du-Prince-Édouard. Il habite Ottawa. Si vous lisez l'article sur la fraude dans le Code criminel, vous risquez de trouver que ça y ressemble sacrément...

Pris sur le fait, Duffy a appelé un ministre de cette province pour obtenir une carte d'assurance maladie, tentant de prouver sa résidence là-bas. Raté.

Forcé de rembourser l'argent, il a obtenu 90 000$ de Nigel Wright, directeur de cabinet du premier ministre. L'argent venait-il vraiment du compte de ce multimillionnaire, ou des coffres du Parti conservateur? Excellente question, mais une chose est sûre en attendant: Mike Duffy a prétendu avoir personnellement fait ce remboursement. Un autre mensonge. Ce type est une honte institutionnelle.

2- Le pouvoir de suspendre

Lundi, le leader conservateur au Sénat a présenté une résolution pour le faire suspendre sans salaire, avec la sénatrice Pamela Wallin, grande voyageuse aux frais du contribuable (140 000$ de dépenses "douteuses"), et Patrick Brazeau, un autre sénateur qui ne sait plus où il habite.

Les trois poussent les hauts cris. On les congédie de manière déguisée, tandis que des enquêtes policières n'ont pas encore abouti! Certains nous disent que c'est seulement en cas de condamnation qu'on peut suspendre un sénateur.

Ce n'est pas du tout ce que dit le règlement sur le Sénat: «Le Sénat peut ordonner le congé ou la suspension d'un sénateur s'il l'estime justifié.»

Dans quels cas? Pour «protéger la dignité et la réputation du Sénat et préserver la confiance du public envers le Parlement.»

Qui dira que l'affaire Duffy-Wallin-Brazeau n'entre pas dans cette catégorie?

Qui dira, également, que le Sénat doit être obligé de garder en son sein jusqu'à un jugement final de la Cour suprême tout sénateur, peu importe le crime dont on l'accuse?

3- Un Sénat «analgésié»

Ce n'est jamais arrivé avant, c'est vrai. Il a fallu attendre neuf ans après le dépôt d'accusations criminelles, dont un jugement de la Cour suprême, avant que Michel Cogger ne parte.

Le sénateur Raymond Lavigne a attendu cinq ans avant d'être condamné à six mois de prison pour fraude. Son crime? Il facturait pour les dépenses de ses employés (plus de 20 000$) et utilisait le personnel de son cabinet pour faire des travaux chez lui. Accusé en 2006, il s'est accroché jusqu'en 2011, quand il a été déclaré coupable. Il a démissionné avant d'être expulsé par le Sénat.

Le laxisme honteux de cette institution "analgésiée" ne justifie pas qu'on attende la fin d'éventuelles procédures contre ce trio.

Il ne s'agit pas d'allégations, de vagues rumeurs: les faits sont bien établis, reconnus, tellement que Duffy et Wallin ont remboursé.

Si on peut expulser un sénateur pour cause d'absence, pourquoi tolérer ceux qui abusent de ses fonds?

4- Présomption d'innocence

Oui, mais la présomption d'innocence, là-dedans? Elle est protégée par le règlement. Ce n'est pas un jugement, c'est une mesure disciplinaire. En cas d'acquittement, les sénateurs suspendus se font payer rétroactivement leur salaire. C'est une protection que bien des employés n'ont pas dans ce pays.

Qu'en est-il s'il n'y a pas d'accusation? Le règlement ne prévoit rien. Ça ne veut pas dire qu'on doive réserver les suspensions aux seuls sénateurs accusés. Les sénateurs non accusés qu'on voudrait suspendre pour atteinte à la dignité de l'institution devraient avoir droit à une audition. Ils devraient avoir le droit de s'expliquer. Après quoi le Sénat pourrait prendre sa décision.

Le danger, bien entendu, est d'étendre à des fins politiques le concept de «dignité du Sénat», pour faire en sorte d'expulser des adversaires. Sans doute la Chambre haute devrait-elle prévoir une forme de vote qualifié (aux deux tiers des membres, par exemple) pour éviter ces dérapages.

Sauf que jusqu'ici, on ne connaît aucun cas de victime d'expulsion politique, mais plusieurs cas de noceurs aux frais de la reine.

Bref, il n'y a rien de scandaleux à ce que cette institution sanctionne les fautifs.

Enfin!

5- Nettoyer... et abolir

Le règlement donne le pouvoir de suspendre. Et sur le fond, ces suspensions sont parfaitement défendables. Il reste à trouver la forme. Ce n'est pas affreusement compliqué.

Que dites-vous? C'est une vengeance politique de Stephen Harper? C'est une purge, oui, mais je ne vois rien de mal à ce que le premier ministre ait obligé Duffy à rembourser ce qu'il avait (peut-être) volé. Et qu'il veuille le bouter hors du Parlement maintenant. Bon débarras.

Reste la question du camouflage par le bureau du premier ministre, du possible paiement par le parti des 90 000$ pour faire disparaître le problème. Évidemment que son entourage a tenté de contrôler les dommages politiques. Bien sûr qu'il y a eu des tractations d'avocats. Tout cela embarrassera Stephen Harper quelque temps. D'autant qu'il l'aimait bien, le sénateur Duffy!

En attendant le scandale, et pas seulement l'odeur de scandale, notons ceci: 1) préserver les apparences politiques n'est pas toujours joli, mais pas encore un crime; 2) nettoyer le Sénat est un excellent projet; 3) l'abolir serait encore mieux.