Ce mardi très ordinaire de printemps, l'an dernier, en arrivant au rez-de-chaussée, les portes de l'ascenseur de La Presse s'ouvrent et découvrent Paul Desmarais.

Voilà 25 ans que j'y travaille, que j'y viens tous les jours. Je ne l'avais vu qu'une seule fois auparavant, le 8 mai 1992, quand un incendie avait forcé l'évacuation de l'immeuble pendant quelques heures. Il était venu inspecter la salle des presses, constater l'ampleur des dommages, pour repartir aussitôt.

Les années ont passé. Le journal n'est plus imprimé dans l'édifice. Les années ont tellement passé en fait que ce jour-là, donc, l'an dernier, Paul Desmarais venait visiter les artisans de ce qui deviendrait La Presse+, lui qui avait acquis La Presse tout court 45 ans plus tôt.

Il m'a salué d'un énergique «bonjour» et est entré dans l'ascenseur tandis que j'en sortais. Les portes se sont refermées. Zut. J'aurais dû remonter dans l'ascenseur.

Ce que je lui aurais dit?

J'aurais dit: excusez-moi, M. Desmarais, mais on m'a demandé d'écrire votre biographie pour le jour où vous mourrez et je n'arrive pas à avoir d'entrevue avec le principal intéressé. Je lis des livres, je fais des entrevues... Mais... Avez-vous quelques minutes?

Trop tard. Il avait disparu quand j'y ai pensé.

Dans toute sa vie de propriétaire, Paul Desmarais a accordé deux entrevues à La Presse. La dernière, faite par Jacques Benoit et Claude Picher, remonte à 1990. Il ne se montrait jamais. Autant il tenait à ce journal, autant il se tenait à distance.

C'était son style: la discrétion suprême.

C'est aussi que dans l'ensemble de ses possessions, La Presse est une toute petite affaire.

Un propriétaire n'est pas le «patron» d'un journal, et certainement pas de la salle de rédaction. Pas celui-là, en tout cas.

On n'en entendait parler que de loin en loin, on ne le voyait jamais, je l'ai connu par des livres et des entrevues: voilà le témoignage qu'un journaliste de La Presse peut rendre au sujet de Paul Desmarais.

C'est une façon de dire qu'il nous a laissés faire notre métier librement.

On peut ajouter qu'on a eu les moyens de faire de l'information avec beaucoup d'ambition, et même de plus en plus au fil des ans, dans le quart de siècle dont j'ai été témoin.

Dans Titans, le troisième tome de Canadian Establishment, Peter C. Newman raconte la brève aventure de Paul Desmarais aux côtés de Conrad Black à l'époque où ils étaient copropriétaires de la chaîne de journaux Southam (The Gazette, Vancouver Sun, etc.), dans les années 90. Paul Desmarais raconte à Newman que Black exigeait de «comprimer encore plus les dépenses d'une manière encore plus brutale» que ce qui était envisagé, et qu'à la fin, leurs méthodes étaient si éloignées qu'il a vendu toutes ses actions à Black - une opération éminemment rentable par ailleurs.

On n'est pas vraiment surpris d'apprendre cela. À plusieurs égards, dans la personnalité comme dans la gestion, Paul Desmarais était l'envers de Conrad Black - l'homme des coups d'éclat et des coups de gueule, des envolées lyriques, et pour qui les journaux constituaient le début et la fin de son empire.

Tant mieux pour nous et pour La Presse.