Amis coureurs, tout ceci est-il bien raisonnable?

Je vous ai vus, vendredi, tout énervés, faire la queue devant la Place Bonaventure pour aller chercher votre dossard dans une file longue comme un ultramarathon...

Je vous ai vus l'autre dimanche, avec votre ceinture de bouteilles d'eau et tous vos signes ostentatoires de marathonien, à vous échiner le long du canal de Lachine, le doute en bandoulière, un sourire trompeur au visage...

Je vous ai vus aux fenêtres des tours à bureaux, le regard dans le vide, très occupés à faire diminuer la productivité et le produit intérieur brut, incapables de travailler...

Oui, oui, vous : vous étiez en train de «visualiser le parcours», de calculer le rythme idéal, de vérifier la météo...

Je nous vois déjà, ce matin, 20 000 à faire vibrer le pont Jacques-Cartier, pour se donner un élan de 42,195 km, ou 21,1 (c'est mon cas)... Et tous les autres, au départ dans une rue le Plateau, pour 5 ou 10 km...

Où est-ce qu'on s'en va comme ça?

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Quand on ose écrire un livre sur la course à pied, ou autour de la course, comme je l'ai fait, la question nous arrive tout le temps : oui, mais pourquoi courir?

Je réponds longuement, en six ou sept points, avec toutes sortes de digressions, ce qui est souvent une façon de dissimuler la plate vérité : je ne sais pas vraiment. Je ne sais plus trop.

Pourquoi tous ces sparages?

Et pourquoi la cohorte grossit-elle sans cesse? Ça tient du trouble de la personnalité collective, cette histoire, on dirait...

Où va-t-on ainsi?

Difficile à dire en vérité parce que, d'abord, on ne s'en va pas tous au même endroit. Et de deux... on change souvent de destination.

Ça court pour la forme, pour ne plus penser à la Charte des valeurs, pour faire le vide, pour faire le plein, pour faire le ménage (dans sa tête), pour ne pas faire le ménage (à la maison), pour la santé retrouvée, pour les bonnes oeuvres, pour les chronos, pour prendre l'air, pour être gros un peu moins, pour passer le temps, pour défier la mort, pour se sentir en vie, pour e-rien, presque-rien ou je-ne-sais-quoi (selon qu'on est un athéiste ou un agnostique plus ou moins convaincu de la course)...

Ça dépend des gens, de l'heure du jour et de l'influence des planètes.

Là, en ce moment, je cours pour m'en aller à Boston. Je cours en pensant à ce moment-là. À cette ligne de départ au printemps prochain.

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Drôle d'affaire, ça, Boston, cette année. Il n'y a jamais eu autant de demandes pour participer à ce marathon, le plus vieux du monde, en dépit de (ou plutôt à cause de) l'attentat.

Si bien que, depuis deux semaines, des milliers de coureurs attendent frénétiquement une réponse de la Boston Athletic Association (BAA). Les coureurs sont admis par ordre de priorité de temps, selon une séquence un peu compliquée qui tient compte du sexe et de l'âge.

Où mettra-t-on la barre? Ceux qui se sont qualifiés par deux minutes auront-ils leur ticket?

Comme le contingent des marathoniens compte une quantité disproportionnée d'overachievers obsessifs-compulsifs, ce qu'on lit ces jours-ci sur les blogues de course est encore un peu plus débile que d'habitude.

La question brûlante «Puis-je courir un marathon même si je suis enceinte de huit mois et demi?» est remplacée par «Serai-je exclu de Boston si j'ai fait une faute de typographie dans ma demande d'inscription ?».

J'avoue avoir moi-même écrit à la BAA pour lui expliquer que j'avais déménagé depuis mon dernier marathon, au cas où elle serait en train de se poser des questions...

J'imagine le nombre de questions folles que ces gens-là reçoivent ces temps-ci.

Certains écrivent dans les forums de discussion pour faire des projections mathématiques complexes au moyen d'algorithmes pour prédire le point de fermeture des inscriptions.

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Tout ça n'est pas très raisonnable en effet. Mais une vie parfaitement raisonnable serait mortelle d'ennui, non?

Autant canaliser sa névrose dans cette surabondance de pas qui finissent par vous inoculer sinon de la bonne humeur, du moins un peu de cet indéfinissable bien-être.

Une gang de malades?

Un peu, oui. Mais regardez-la aujourd'hui, tremblante à l'unisson à toutes les lignes de départ, du 1 km au marathon.

C'est une belle gang, je trouve.