La scène du carnage de samedi est maintenant une «scène de crime» et l'hypothèse d'accusations criminelles est loin d'être farfelue.

Le 9 mai 1992, 26 mineurs meurent dans l'explosion de la mine de charbon Westray, en Nouvelle-Écosse. Les mesures de sécurité étaient si mauvaises qu'un dirigeant syndical avait prédit une catastrophe, deux mois plus tôt.

La société propriétaire de la mine, Curragh, et deux dirigeants sont accusés devant la cour criminelle.

L'affaire, parallèle à une commission d'enquête, finit en queue de poisson quelques années plus tard. L'un des experts de la poursuite change d'idée sur la cause de l'explosion et la Couronne retire les accusations.

Faire condamner les responsables d'une société pour «négligence criminelle» n'est pas une mince affaire.

La tragédie de Westray a cependant eu pour effet d'inspirer deux modifications au Code criminel qui pourraient faciliter des accusations dans la catastrophe de Lac-Mégantic.

D'abord, une compagnie peut être accusée pour les gestes répréhensibles d'un «cadre supérieur». Cela englobe plusieurs personnes ayant un rôle important dans les orientations (administrateurs) ou la gestion, et pas seulement le grand dirigeant.

Deuxièmement, on a en quelque sorte criminalisé les manquements graves à la sécurité dans une entreprise. Quiconque dirige l'exécution d'une tâche est obligé de «prendre les mesures voulues» pour éviter que quelqu'un se blesse. Ne pas le faire constitue de la négligence criminelle.

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Qu'est-ce donc que la «négligence criminelle»?

Edward Burkhardt, le président de Rail World et président du conseil de la Montreal Maine&Atlantic Railway, a raison de dire qu'on pourrait suivre un cours de droit d'un an sur le sujet et s'y perdre encore.

Il y a négligence criminelle quand quelqu'un commet un acte, ou omet de faire quelque chose qu'il doit faire... en faisant preuve d'«une insouciance déréglée ou téméraire à l'égard de la sécurité d'autrui».

C'est un crime particulier, puisqu'il peut découler d'une inaction et, surtout, parce qu'il n'est pas nécessaire de vouloir les conséquences du geste ou de l'omission.

Les juges ont noirci des millions de pages sur le sujet.

À partir de quel moment est-ce qu'une erreur, un oubli deviennent un crime?

Quand il y a un «écart marqué» entre le comportement et ce qu'aurait fait une «personne raisonnable», ou une personne «raisonnablement prudente».

Cas facile: un chauffeur qui roule à 150 km/h dans une zone de 50 et tue un piéton fait preuve de négligence criminelle.

Mais un conducteur de locomotive? Un surveillant? Une société de chemins de fer?

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Sauf s'il y a eu sabotage, ce que rien n'indique, l'enquête porte sur deux axes: 1) ce qui s'est passé vendredi soir et samedi dans la nuit; 2) la gestion de MMA.

Vendredi 5 juillet, qui a installé les freins et comment? Qui a veillé sur les locomotives après l'incendie à Nantes, vers 23 h 30? Quelles sont les causes de cet incendie? Et ses conséquences sur l'état des freins?

A-t-on respecté la procédure de la compagnie? Si oui, cette procédure est-elle conforme aux normes de l'industrie? Même s'il s'agit de normes de l'industrie, sont-elles dangereuses? Autrement dit, si ces pratiques sont manifestement dangereuses et déraisonnables, on ne pourrait pas se disculper sous prétexte que «tout le monde le fait».

Voilà pour les employés de la MMA, qui sont les cibles évidentes de l'enquête.

Justement: ce sont des cibles un peu trop évidentes.

Pour les dirigeants et pour la MMA elle-même, plusieurs questions graves se posent. Comme elles se posaient pour BP, qui a plaidé coupable à 11 accusations d'homicide involontaire aux États-Unis après l'explosion de sa plateforme de forage en 2010 (je laisse de côté le débat ésotérique sur la différence entre l'homicide involontaire et la négligence criminelle causant la mort: la peine prévue est la même, soit la perpétuité au maximum pour les individus, une amende illimitée pour les sociétés).

Quand la MMA a décidé de faire du transport de pétrole, a-t-elle respecté les normes? A-t-elle été gravement imprudente en transportant de telles quantités sur un chemin de fer qui n'était peut-être pas adapté ou dont l'état n'était pas suffisamment sûr? Quel entretien a-t-elle effectué sur ses rails? Ses locomotives? Quelles précautions a-t-elle prises? La politique du conducteur unique est-elle raisonnable quand on transporte de telles quantités de pétrole? Laisser un train sans surveillance, même après un incendie, n'est-ce pas de la plus haute imprudence? Si un train est laissé sans surveillance, comment se fait-il qu'il n'y ait pas un mécanisme de détection du mouvement? Les camions de firmes comme UPS, voire un simple téléphone intelligent, sont munis d'un outil de localisation GPS...

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Un simple manquement à une règle, une faute n'entraînera pas de responsabilité criminelle: cela concerne les très évidentes poursuites civiles qui s'abattront par millions sur la MMA, pour réparer les dommages et compenser les familles des victimes.

Il n'y a sûrement pas de résolution du CA de la MMA qui prescrit de ne pas entretenir l'équipement, et tant pis pour la sécurité.

Mais l'addition de plusieurs omissions ou d'un laisser-aller systématique aurait pour conséquence de dessiner une négligence si évidente que des employés, des dirigeants et la MMA elle-même pourraient faire face à la justice criminelle.