Louise Arbour a changé d'avis. Il ne fallait pas accuser le président du Soudan, Omar el-Béchir, devant la Cour pénale internationale (CPI).

De passage en ville pour la campagne Campus Montréal, dont elle est une des porte-parole, l'ancienne haute-commissaire aux Droits de l'homme de l'ONU a reconnu que cette accusation a eu pour effet de «fragiliser» la Cour pénale internationale.

«J'ai participé à une commission d'enquête (sur les massacres au Darfour), j'ai comparu devant le Conseil de sécurité pour qu'on défère le dossier à la CPI; mais en rétrospective, je réalise que c'était une très mauvaise idée», nous a-t-elle dit dans un entretien à la bibliothèque de droit de son ancienne université, la semaine dernière.

Non pas qu'elle doute de la nécessité de juger le président soudanais pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité. On estime que 300 000 personnes ont été massacrées au Darfour, au Sud-Soudan, et entre 1,5 et 2,7 millions de personnes ont été déplacées dans des campagnes orchestrées par le gouvernement el-Béchir.

Au moment du dépôt des accusations, alors que le conflit faisait rage, Louise Arbour estimait qu'il s'agissait d'une «avancée très importante» pour la justice.

En 1999, alors procureure du Tribunal international pénal pour l'ex-Yougoslavie (TPIY), elle avait inculpé Slobodan Milosevic pour crimes de guerre, alors qu'il était encore au pouvoir. L'OTAN est intervenu, Milosevic a été arrêté et il est mort pendant son procès à La Haye.

Les choses sont infiniment plus compliquées à la CPI. En principe, seuls les 121 pays qui ont ratifié le Traité de Rome sont soumis à la compétence de la Cour. Mais le Conseil de sécurité peut déférer des cas de pays non signataires à la CPI. C'est ce qui est arrivé au Soudan pour el-Béchir. C'est arrivé aussi en Libye, avec Seif Al-Islam Khadafi et le chef des services secrets, tous deux réclamés par la CPI.

Résultat? Les pays africains, qui ont massivement ratifié le traité, se rebiffent. On veut contraindre des Africains non signataires à comparaître, alors que la Russie, les États-Unis et la Chine, non signataires eux aussi, sont à l'abri: ils ont un droit de veto au Conseil de sécurité.

Le président el-Béchir n'ira pas se balader en Europe, où il pourrait être arrêté, mais en Afrique, il n'a pas grand-chose à craindre.

Le fait de déférer des dossiers de pays non signataires «décridibilise» la Cour, reconnaît Louise Arbour. D'autant que l'ONU défère les dossiers, mais n'apporte «aucun soutien politique ou opérationnel» pour faire arrêter les accusés.

Le cas d'Uhuru Kenyatta est peut-être pire: inculpé par la CPI pour avoir organisé des massacres après les élections de 2007... Il a néanmoins été élu en avril président du Kenya (qui a signé le traité). Nullement choquée par cette élection, apparemment, l'Union africaine a réclamé le retrait de ces accusations et certains dirigeants parlent d'une «chasse raciale».

La CPI a accusé 30 personnes provenant de huit pays depuis sa fondation; ce sont tous des Africains.

Bientôt, souligne Louise Arbour, les tribunaux mis sur pied pour le Rwanda et l'ex-Yougoslavie fermeront leurs portes. «Ça va inviter à la comparaison», note-t-elle. Aussi critiquées qu'elles aient pu l'être, ces deux institutions temporaires ont produit des résultats très concrets: plus de 200 accusations en tout, plusieurs jugements, des dirigeants inculpés...

La CPI, de son côté, a rendu... un jugement en 10 ans: la déclaration de culpabilité, l'an dernier, de Thomas Lubanga, fondateur d'une milice qui a enrôlé des enfants soldats. D'autres affaires sont en cours, certaines impliquant des fugitifs.

N'empêche: le bilan est extrêmement mince.

«Dans les quelques prochaines années, les enjeux pour la Cour sont énormes», reconnaît Louise Arbour.

Sans le soutien des pays, la CPI risque d'être paralysée ou de fonctionner encore plus difficilement.

La Cour, qui a un budget de 100 millions d'euros, n'a pas encore réussi à prouver qu'une cour permanente est plus efficace pour lutter contre l'impunité et pour juger des criminels de guerre.

Il est douteux que la communauté internationale y renonce pour retourner aux cours «ad hoc», créées pour des cas particuliers. Trop de travail a été accompli.

Sauf que du rêve de la fin de l'impunité des tyrans à la réalité politique, il y a une marge plus grande qu'on ne l'imaginait...

La CPI, 11 ans plus tard, est donc dans une situation périlleuse où elle doit convaincre encore plus de gens de sa pertinence et de son efficacité.