On est en 1974. Henry Morgentaler vient d'être acquitté pour la deuxième fois par un jury montréalais. Un chroniqueur judiciaire de The Gazette reconnaît un juré à l'urinoir voisin du palais de justice de Montréal.

- Les gens sont étonnés, avance le journaliste. Le juge vous avait presque ordonné de le condamner...

- Ouais... Mais le juge, c'est pas le pape!

En une ligne, cet homme anonyme avait résumé toute l'extraordinaire saga judiciaire du Dr Henry Morgentaler. Quand la loi n'est pas acceptée socialement, elle est inapplicable.

Il a fallu du temps pour comprendre, cependant. Et il a fallu que Morgentaler paye de sa liberté.

Trois fois, on l'a accusé devant la cour criminelle d'avoir pratiqué un avortement illégal. À l'époque, seuls les avortements thérapeutiques autorisés par des comités d'hôpitaux étaient autorisés. Morgentaler, lui, ne s'en cachait pas: il pratiquait des avortements sur demande, point. Il s'était vanté d'en avoir pratiqué 5000 au début des années 1970. Cette provocation l'a emmené devant la cour criminelle.

L'avocat Claude-Armand Sheppard a exigé un procès devant jury. Et plus spécifiquement un jury francophone. Sa théorie était que les francophones sont moins enclins à obéir aveuglément à l'autorité, et donc plus susceptibles d'acquitter son client.

Trois procès, trois preuves claires et incontestables, et trois acquittements rapides. Une heure de délibération dans le dernier cas!

Morgentaler présentait une défense de «nécessité», qu'on invoque pour justifier un acte illégal qu'on n'a pas le choix de faire en situation d'urgence. Juridiquement, ça ne tenait pas la route, et les juges le disaient clairement aux jurés. Mais ils n'écoutaient pas!

Ils n'écoutaient pas parce qu'ils avaient entendu l'histoire des femmes allées voir l'accusé, souvent en situation désespérée. Ils savaient aussi que des avortements pratiqués dans des conditions clandestines avaient coûté des vies. Enfin bref, ils savaient que l'homme n'était pas un criminel.

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Le 26 mars 1975 survient cette chose absolument renversante: la Cour suprême du Canada (par 6 juges contre 3) annule un acquittement de jury et y substitue un verdict de culpabilité, tant la loi était claire.

Ça ne s'était jamais vu dans le Commonwealth et c'était impossible aux États-Unis. Un acquittement de jury a quelque chose de sacré et jamais une cour d'appel ne peut y substituer son opinion pour déclarer un accusé coupable.

Si tel était le cas, on n'aurait pas besoin de jurés: il suffirait de confier tous les procès à des juges. Une des fonctions historiques du jury est parfois de refuser l'application trop brutale de la loi. Qu'importe, la Cour suprême avait tranché. Morgentaler a aussitôt été envoyé se faire infliger sa peine: 18 mois d'emprisonnement.

Ça ne s'était jamais produit et ça ne se reproduirait pas. Le gouvernement Trudeau a adopté «l'amendement Morgentaler»: une cour d'appel peut casser un verdict d'acquittement de jury, mais doit ordonner la tenue d'un nouveau procès.

En 1976, aussitôt élu, le gouvernement du PQ déclare qu'il n'y aura plus de poursuites pour avortement.

La loi, elle, n'avait pas changé. Les autres procureurs généraux du Canada entendaient la faire appliquer. Morgentaler est accusé en Ontario de complot avec d'autres médecins pour commettre des avortements. Il est à nouveau acquitté - comme quoi la théorie des jurés francophones n'était peut-être pas nécessaire. La Cour d'appel de l'Ontario casse ce verdict et ordonne un nouveau procès... Puis l'affaire retourne au plus haut tribunal du pays.

La Cour suprême a un nouvel outil: la Charte des droits et libertés. Et une première femme y a fait son entrée, une des plus grande juristes qu'ait connu la cour, Bertha Wilson. C'est elle qui pose la question fondamentale: l'État peut-il, constitutionnellement, forcer une femme à mener son foetus à terme? Elle répond non, et conclut qu'on ne peut pas créer de crime en conséquence.

Ce qui ne veut pas dire que tout soit réglé. Aucun encadrement législatif n'a suivi, y compris pour les avortements tardifs.

Le fait est que Morgentaler a réécrit à lui seul le droit des femmes.

C'est fou ce qu'un homme résolu peut faire bouger dans un pays, même quand toute la force de la loi se déchaîne contre lui.