Dans la colline où étaient placés les assassins avec leur télécommande, une affiche a été plantée: «No Mafia».

Ils surveillaient l'unique route qui relie l'aéroport de Palerme à la ville. Ils savaient que le convoi du juge antimafia Giovanni Falcone allait passer par là. Ils ne l'ont pas manqué. Sa femme et deux policiers sont morts avec lui.

C'était le 23 mai 1992, et tout le monde ici se souvient précisément de ce qu'il faisait quand il a appris la nouvelle de ce qui a été un 11-Septembre national.

Cinquante-sept jours plus tard, son grand ami Paolo Borsellino - lui aussi juge antimafia - était également tué.

Plusieurs ont cru que c'était la fin. La Sicile allait manquer de héros. Déjà, Falcone et Borsellino avaient quelque chose de la figure christique. Des collègues, des policiers, des journalistes avaient été tués. Ils allaient probablement donner leur vie pour la justice, et ils le savaient. Ils avaient réussi l'impossible: faire accuser près de 500 mafieux dans un «maxi-procès» historique au terme duquel 360 d'entre eux ont été condamnés, en 1987.

Mais là, qui oserait?

«Leurs idées vont marcher avec nos jambes», a-t-on dit aux funérailles. Et elles ont marché.

Vingt et un ans plus tard, on n'a pas seulement baptisé l'aéroport de Palerme «Falcone-Borsellino». On a jugé l'ancien parrain Salvatore «Toto» Riina commanditaire de ces meurtres et de plusieurs autres.

Au mois de mai prochain, dans le bunker judiciaire hypersécurisé de Palerme, s'ouvrira le dernier chapitre de l'affaire. Chapitre politique, celui-là. Riina et d'autres chefs mafieux seront jugés avec Nicola Mancino, ex-ministre de l'Intérieur italien, accusé de faux témoignage. L'affaire tourne autour des négociations secrètes que l'État italien aurait entreprises avec la mafia après l'assassinat de Falcone. Il semble que le juge Borsellino ait été informé de ces négociations, qu'il réprouvait. C'est cela, peut-être plus que sa détermination à lutter contre le crime organisé, qui lui aurait coûté la vie, selon des enquêteurs - et selon son fils, qui parle d'un meurtre pour «raison d'État».

Dans son bureau de la télé publique à Palerme, Salvatore Cusimano est ému en me montrant sur YouTube le reportage en direct qu'il a fait le 23 mai 1992, dans les minutes qui ont suivi la mort du juge Falcone.

«C'est incroyable de me revoir faire un reportage sur la mort d'un ami... À l'église, quand il a fallu parler, c'était une autre histoire...»

Cusimano, 59 ans, faisait partie du quatuor de journalistes judiciaires de Palerme qui suivaient à la trace le travail des juges antimafia. Ils étaient devenus amis des magistrats.

«C'est par hasard que je suis devenu chroniqueur judiciaire, j'étais diplômé d'histoire, j'avais fait une thèse sur l'utopie et j'avais l'intention de changer le monde, dit le grand gaillard en souriant. Notre but, c'était de démontrer que la mafia était un problème grave, qu'elle empêchait le développement de la Sicile. C'était moins politique que culturel et moral.»

Loin de mettre fin à l'opération «mani pulite» (mains propres), ces assassinats ont entraîné la révolte des magistrats, qui ont exigé une meilleure protection - et, dans certains cas, le déménagement des bureaux à Rome. Et une révolte populaire qui s'est traduite par «adio pizzo», notamment.

«Le pizzo est encore répandu, mais depuis quelques années, les entrepreneurs le dénoncent publiquement, dit Cusimano. Une association d'affaires a décidé d'expulser ceux qui ne dénonçaient pas officiellement le pizzo.»

On ne balaie pas une pratique ancestrale en une génération, et dans la rue de Mariza, un homme collecte 50 euros par mois sous prétexte de faire de la surveillance. «Un voisin n'a pas payé, et son appartement a été vidé au complet, me dit-elle. Le surveillant a dit qu'il n'avait malheureusement rien vu...»

L'État a saisi d'innombrables biens de la mafia depuis 30 ans. Les terrains, en principe, doivent être convertis pour des fins sociales. Ce qui a pour effet d'entraîner des coûts supplémentaires que l'État n'a pas les moyens d'assumer.

«Bien confisqué à la mafia», peut-on lire sur la clôture d'un terrain vague en friche, à Capaci, en banlieue de Palerme, comme un peu partout en Sicile... Monuments équivoques qui disent les difficultés du combat.

«Ce qui a changé, c'est le réveil de la conscience sociale», dit Corrado Empoli, directeur de la brigade mobile de la police judiciaire d'Agrigento, où est situé Cattolica Eraclea, village natal de la plupart des mafieux montréalais.

«La partie saine de la population a compris qu'il faut révéler l'extorsion pour qu'il y ait un marché libre... pour être un peuple libre. Les gens avaient peur, maintenant ils parlent. Ce n'est pas pour rien qu'on arrête tant de gens pour extorsion.»

Des ripostes? La mafia se fait plus discrète. Les assassinats spectaculaires des années 80 et 90 ont déchaîné les forces de l'État contre ses chefs. Ça n'a pas été très bon pour les affaires... La stratégie de la guerre frontale a été abandonnée. C'est plus subtilement qu'elle s'incruste dans la construction (contrats, main-d'oeuvre, matériaux imposés, pizzo...).

«En regardant ce qui se passe à Montréal, tous ces meurtres, j'ai l'impression que la mafia canadienne est encore dans les années 50», s'étonne Calogero Giuffrida, journaliste à Cattolica Eraclea et bien au courant de la commission Charbonneau.

La nouvelle génération n'a plus les mêmes peurs. «La mafia, il fallait commencer par en parler, ce qui était impensable il n'y a pas si longtemps; cette liberté de parole a été conquise», dit Cusimano. Comme on n'aurait pas imaginé l'élection d'un président de la région sicilienne non seulement antimafia, mais ouvertement gai (une première italienne).

- On peut dire que vous l'avez tout de même changé, ce monde, alors?

- Un peu, oui, mais pas autant que j'aurais voulu...

Pour joindre notre chroniqueur: yboisvert@lapresse.ca