Au marché de Campo dei Fiori, samedi midi, on range déjà les étals. Un marchand découpe soigneusement des artichauts de Sicile, d'un pourpre-violet de cardinal, et les plonge dans l'eau.

J'aborde des clients. Le pape? Bof. On a beau être à 2 km du Vatican, l'élection du prochain chef des catholiques ne changera rien à la vie romaine. C'est un sujet divertissant, certes, mais pendant ce temps, l'Italie n'a pas de gouvernement et s'enfonce économiquement autant que politiquement.

Songez que le 26 février, le quart des Italiens ont voté pour un humoriste de 64 ans, Beppe Grillo; 30% ont voté pour Silvio Berlusconi, qu'on croyait en disgrâce pour toujours.

- C'est tout de même incroyable que 30% des Italiens aient voté pour Berlusconi, dis-je à un client.

- C'est vrai, concède-t-il en riant.

- Quel escroc, ce type, non?

- Ah, pour ça, oui.

- Vous avez voté pour qui, vous?

- Berlusconi.

Avant que j'aie le temps de m'étonner ou de m'excuser, il m'explique - «simplement, pour que tu comprennes» - à 70% en italien, 12% en anglais et 18% en gestes. Je traduis.

«C'est vrai que Berlusconi, il a fait des choses [ses doigts miment une bunga bunga]; mais Monti, lui, il couche avec les banquiers, c'est bien pire! Berlusconi, ce sera peut-être pour un petit pain, mais on est certain de le manger, ce pain.»

Mario Monti, l'homme de l'austérité et du redressement des finances publiques, a été congédié par les électeurs avec 10,6% des votes seulement. Ce n'est pas si surprenant.

Mais dans quel autre pays un homme comme Berlusconi pourrait-il survivre? Que dis-je, survivre: il a fini premier! Lui qui a échappé à une demi-douzaine de procès criminels, soit parce qu'il s'est fait voter l'immunité quand il était au pouvoir, soit parce qu'il a suffisamment retardé le processus pour bénéficier de la prescription (temps limite pour mener une affaire à terme, un concept qui n'existe pas en droit criminel chez nous).

La semaine dernière, Berlusconi a été condamné à un an de prison pour avoir fait publier des informations confidentielles contre un adversaire politique dans un journal de son groupe (il y aura appel, n'ayez crainte).

Hier, alors que devait s'instruire son procès dans l'affaire de prostitution avec une mineure, Ruby, il s'est déclaré malade et l'affaire a de nouveau été reportée. Le tribunal de Milan, déjà maintes fois roulé dans la farine sous toutes sortes de prétextes (une entrevue, une campagne électorale, etc.), a envoyé trois médecins à son chevet pour vérifier si sa haute tension et sa conjonctivite sont réelles. Une comédie judiciaire désopilante qui n'en finit plus.

Pendant ce temps, hier, et tout en sachant que leur chef est aussi accusé d'une mégafraude fiscale, pour laquelle il doit être jugé plus tard, ses partisans se sont présentés au palais de justice de Milan pour dénoncer en hurlant la «justice stalinienne» !

Staline avait quelques défauts, certes, mais généralement les procès qu'il commandait ne traînaient pas...

Certains des avocats de Berlusconi sont des députés italiens, et à ce titre, ils ont obtenu des remises de ses causes sous prétexte d'activité parlementaire!

On comprend les Italiens d'être franchement dégoûtés non seulement des politiques, mais aussi de ce système judiciaire qui ne semble pas capable de faire aboutir un semblant de justice.

Le comique Grillo, qui a fait campagne contre toute la classe politique, n'a certainement pas tout faux.

Hier, je discute avec Mirko, qui a voté à la fois pour le principal parti de gauche et pour Grillo (on votait à trois niveaux). Inquiet? Déçu? Pas du tout! «C'est formidable, me dit-il, il va en sortir quelque chose de bien.»

On a beau parler à gauche comme à droite, personne ne semble prendre l'affaire au tragique. Sans doute les Italiens sont-ils vaccinés contre l'ingouvernabilité.

Les banquiers, malheureusement, ne prisent pas particulièrement l'humour politique italien. La cote de crédit du pays, devant l'actuel bordel, a été ramenée un cran plus bas par une agence, ce qui ne fera que l'enfoncer davantage dans les difficultés. Déjà que sa dette n'est pas maîtrisée et que la récession ne semble pas sur le point de prendre fin.

La politique ici ressemble à ces artichauts siciliens, drôles de légume entre tous. Avant d'en atteindre le coeur et ses piquants, il faut traverser des dizaines de couches de bizarrerie incompréhensible aux couleurs flamboyantes.

À côté de ça, l'élection d'un pape manque de mystère. On nous prédit d'ailleurs un pape milanais, Mgr Angelo Scola, qui a l'avantage de ne pas être soutenu par les autres cardinaux italiens, mais plutôt par les «réformateurs» du reste du monde.

On verra bien. Mais ce qu'il y a de bien avec la papauté, c'est qu'on a trouvé un fameux moyen d'obtenir un résultat clair. Peut-être devrait-on songer à enfermer les députés italiens dans un lieu clos avec du pain, de l'eau et un fourneau.