Madame l'inspectrice de l'Office québécois de la langue française était bien de sa personne et d'une politesse exquise. Elle avait même annoncé sa visite à l'avance au propriétaire de la brasserie Holder.

Le restaurant, sur le modèle d'une brasserie parisienne, est un des plus fréquentés du Vieux-Montréal.

Maurice Holder, le propriétaire, n'était pas particulièrement nerveux. Le travail se fait en français, l'affichage est en français, bref, ce serait une visite de routine comme celle du Service de prévention des incendies.

Mais Madame la très aimable inspectrice de l'OQLF a tiqué dès la première minute: le téléphone des employés avait des touches «hold» et «redial».

- Il va falloir masquer ça, monsieur.

Maurice Holder trouvait la décision un peu comique, mais il n'avait jusque-là aucun problème qu'un bout de tape - pardon, de ruban gommé - ne pouvait régler.

En cuisine, l'inspectrice a été irritée d'apercevoir sur le four à micro-ondes une touche «ON/OFF».

- Couvrez-moi ça, s'il vous plaît.

- Oui, madame l'inspectrice...

On passe en revue les outils de travail. Ah! Ha! Les mises en garde de sécurité sur le malaxeur sont en anglais! Le cas s'alourdissait...

- Veuillez cacher ce texte.

Maurice Holder commence à pomper l'huile, mais il en va des inspectrices comme des douaniers: mieux vaut prendre une grande respiration et obéir à leurs directives. Il prend donc docilement un peu de ruban et le colle sur le côté du malaxeur.

Vous êtes rassurés, j'espère, mesdames et messieurs, de savoir que l'Office québécois de la langue française veille à ce que le personnel des cuisines de la nation ne soit pas exposé à des mots impurs, fût-ce sous de fallacieux prétextes de sécurité.

Madame l'inspectrice scrute le malaxeur couvert de ruban blanc d'un oeil dubitatif.

- On voit les mots à travers!

Maurice Holder a mis une deuxième couche de tape (et une autre sur sa bouche).

Ils approchaient des fourneaux et c'est là que Madame l'inspectrice a été présentée au chef Simon Laplante. Le chef a un petit tableau sur lequel il écrit sa liste d'épicerie: salade, oeufs, sucre, steak...

- Steak!

L'inspectrice était choquée. On n'a pas le droit d'écrire «steak» dans une cuisine où s'applique la Charte de la langue française. Il faut paraît-il utiliser «bifteck». Vous essaierez ça avec le serveur en commandant un steak-frites à Paris: «Je préférerais que vous disiez bifteck.» Vous risquez de le recevoir en pleine face.

Le chef pensait à une sorte de blague. C'était sérieux: il ne faut plus écrire des vilains mots.

Quoi d'autre? En caractères minuscules, sur le côté de la machine à café, il était écrit «hot water». Personne n'avait jamais vu ça, mais heureusement, l'inspectrice a l'oeil.

«Je me disais: Maurice, ferme-la, passe à autre chose, c'est correct...»

Sauf qu'à la fin, l'inspectrice a visité les toilettes. Pour faire parisien, Holder a installé un écriteau «W.-C.» Ce qui signifie «water-closet» et qu'on trouve dans toutes les brasseries françaises.

- Ça ne va pas, ça, monsieur, ce n'est pas français.

- C'est dans toutes les toilettes publiques en France!

- On n'est pas en France.

- C'est dans le Larousse!

- Ce n'est pas dans notre lexique.

C'était une niaiserie de trop. «Je suis désolé, madame, mais ça, je ne le changerai pas. Je ne suis pas capable. On va devoir aller en cour.»

L'inspectrice a laissé tomber.

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Comprenez que Maurice Holder est tout sauf un «angryphone». Fils d'un immigrant londonien et d'une Québécoise francophone, il est marié à une francophone. Les 60 employés de son restaurant parlent français, ce qui est une condition d'embauche. Il n'en a ni contre la loi 101 ni contre la défense du français. Il a fallu le convaincre de raconter cette histoire.

«Je me dis que si c'est comme ça chez nous dans une brasserie française où tout se passe en français, imaginez dans un restaurant grec de l'avenue du Parc - ou un italien du boulevard Saint-Laurent, où l'on a voulu bannir "pasta". Il me semble que ce n'est pas ça, Montréal. Je ne sens pas d'animosité entre anglophones et francophones, alors je ne comprends pas ce genre d'intervention.»

Contrairement à ce qu'on pense à Toronto, par ailleurs, ce zèle n'a rien à voir avec l'élection du PQ (qui veut cependant rendre la loi applicable aux commerces de 25 employés et moins). Cette inspection remonte à une douzaine de mois, sous le gouvernement libéral.

Mais donnez un règlement à un inspecteur... Privez-le de son jugement... Et il emmerdera une ville entière - en plus de vous faire honte à l'international. Tout ça, bien sûr, sans rien accomplir d'utile pour la protection du français.

À quand des subventions pour du ruban à gommer de restaurant qu'on voit pas à travers?