On venait d'assister à un record du monde au 800 m, mais la salle de presse était aux trois quarts vide.

Les journalistes étaient venus pour autre chose: l'autolégendification d'Usain Bolt. Et j'avoue qu'il donne tout un show. Il a imité le salut de la reine avant cette course qu'il a dominée magistralement. En franchissant la ligne d'arrivée au bout de 19,32 secondes, il a fait signe de se taire, un message à ses détracteurs. Il a déconné pendant la conférence de presse et, bien sûr, répété 187 fois qu'il était «une légende vivante, et si vous n'écrivez pas ça dans vos journaux, je ne vous parle plus!»

Dans l'enthousiasme d'après-course, il a même dit qu'il était le plus grand athlète vivant. Mais c'était aussi le soir du décathlon, et le détenteur du record du monde, Ashton Eaton, a gagné la médaille d'or une demi-heure après lui.

- Alors, Usain, c'est toi ou c'est Eaton, le plus grand athlète vivant?

- Ouais, c'est vrai que je suis le plus vite, mais 10 épreuves... Je peux pas faire ça, surtout courir un 1500 m! Faut que je le lui concède...

Une légende sait être magnanime.

Il fallait le voir rigoler avec Warren Weir, 22 ans, troisième, qui a l'air de son fils tellement il est chétif; vraiment pas une morphologie de sprinter, on dirait d'un barreur à l'aviron.

Bolt s'est fait demander ce qu'il mangeait, quel genre de fille il aimerait marier (il a fait une moue de dégoût quand la journaliste italienne lui a suggéré «la fille la plus vite au monde»), et s'il était bien sûr de ne pas prendre de drogue.

Devinez ce qu'il a répondu.

Photo: Bernard Brault, La Presse

Usain Bolt a réussi le doublé 100-200 m pour les deuxièmes Jeux d'affilée.

Les lapins

Bien. Sauf que la plus grande performance de la soirée, et de loin, n'était pas ce doublé historique au sprint (l'or au 100 et au 200, deux JO de suite). Ce n'était pas non plus ce podium 100% jamaïcain, comme celui du 100 m féminin à Pékin en 2008.

Non, hier soir sur la piste du Stade olympique, le plus phénoménal a été David Rudisha, ce Kényan parti tout seul pour aller fracasser son propre record du monde au 800 m.

Courir le 800 m en 1:40,91 est en soi délirant. Ça veut dire coller huit 100 m de 12,61. Bof, il a fait 1:41,01 en 2010, ce n'est pas une énorme différence, non?

Oui, c'est une énorme différence, notamment parce que le record du monde au 800 m ne se fait jamais aux Jeux olympiques. Il se fait dans des compétitions où l'on peut utiliser des lapins.

Non, ce n'est pas parce qu'aux Jeux olympiques le lapin est considéré comme un produit dopant.

Le lapin (ou si vous n'avez pas de lapin, prenez un lièvre) est un coureur non inscrit qui parcourt les premiers 400 m devant l'athlète. Celui-ci ajuste son rythme à celui du lapin. Au bout de 400 m, le lapin arrête, crevé, et Rudisha, lancé, continue au même rythme pour un deuxième tour de piste.

C'est ainsi qu'il a battu le record du monde deux fois en une semaine, en 2010. Un record qui datait de 1997.

Mais hier? Il est simplement parti devant tous les autres. Vrram.

«Il m'a dit hier: je vais battre le record du monde, ne me suis pas, tu vas te brûler», a dit son compatriote Timothy Kitum, qui est devenu à 17 ans, avec le bronze, le plus jeune médaillé de l'histoire sur la distance. «J'ai bien fait de l'écouter!»

En fait, le lapin, ce fut Rudisha. Un seul des huit coureurs n'a pas fait son meilleur temps à vie!

«Ça ne s'est jamais fait, battre le record du monde sans lapin, mais j'étais très déterminé», a dit Rudisha. On avait cru remarquer... «Ce matin, j'ai vu que la température était idéale, je me suis dit: j'y vais.»

Vous lisez ceci et vous dites qu'il est aussi présomptueux que Bolt, ce qui au plan sportif est peut-être exact. Mais c'est dit avec un sourire et une douceur exquises, on voudrait créer un négatif de Bolt, ça donnerait Rudisha.

Les rêves de son père

«Je pensais à mon père qui rêvait d'une médaille d'or, qui voulait battre le record du monde, mais qui n'a jamais pu. Je sais qu'il me regardait à la télé au Kenya, c'est lui m'a amené ici.»

Daniel Rudisha a été de la première génération de coureurs kényans à s'illustrer. Il a remporté l'argent au 4x400 m à Mexico, en 1968.

David a trouvé chez lui un vieux magazine des années 1960 dans lequel son père confiait au journaliste son rêve de médaille d'or. Parfois le talent et les rêves se transmettent, il faut croire.

Rudisha fils aurait bien aimé s'essayer au 4x400 comme son père en fin de semaine, mais le dernier coureur du relais, a chuté hier matin lors des qualifications et le Kenya n'aura pas d'équipe en finale.

On lui a demandé, devant la salle semi-désertée, ce que ça lui faisait de voir toute l'attention sur Bolt. C'est très bien, Usain est un coureur exceptionnel, il réalise des exploits, a-t-il dit.

Par contre, ce serait bien de le rencontrer sur 400 m, a-t-il ajouté.

«Je crois bien que je pourrais le prendre sur 400 m», a dit Bolt, qui a regardé le 800 m dans les coulisses avant sa course.

Bolt disait dimanche qu'il se voyait bien à Rio, en compagnie de Yohan Blake (argent) et Weir. Mais c'était avant d'être une légende... Là, il n'en est plus sûr du tout.

Et puis, c'est loin, Rio. La légende a encore un 4x100 m à gagner samedi.

Photo

David Rudisha n'a pas eu besoin de «lapin» pour remporter l'or au 800 m, et il s'est offert un record du monde en prime.