Petit émoi dans le milieu juridique: Jacques Jeansonne, un des avocats les mieux cotés en ville, vient de se faire expulser d'un dossier par un juge de la Cour supérieure.

La raison? Il avait eu accès à la boîte de courriels de l'homme que son client poursuit. Il allait interroger cet homme en ayant en sa possession une foule de renseignements personnels, y compris des avis juridiques confidentiels.

Personne n'en savait rien jusqu'à ce que, par mégarde, l'adjointe de Me Jeansonne envoie une clé USB contenant toute la boîte de courriels à son adversaire.

Comment Me Jeansonne a-t-il obtenu ces courriels? Il représente le président de la compagnie Janod, Daniel Journeaux, qui a été évincé de son entreprise après un conflit avec des coactionnaires.

Avant d'être congédié, Journeaux était allé voir le responsable de l'informatique. Prétextant avoir de sérieux motifs de soupçonner une fraude d'un coactionnaire, Pierre Perreault, il a obtenu accès à toutes les données informatiques de celui-ci. Il y avait là-dedans ses courriels, son dossier médical, ses informations financières, ses mots de passe, des échanges avec des avocats, etc. (et pas la moindre trace de malversation).

Journeaux reconnaît avoir consulté la boîte Outlook de Perreault.

Quand Journeaux a été évincé, il a poursuivi les actionnaires de la compagnie. Il a également refilé les données informatiques de Perreault à son avocat, Me Jeansonne.

Le juge Jean-Yves Lalonde, choqué, estime que l'avocat aurait dû consulter le Barreau pour protéger les informations confidentielles. Avec en main de telles informations, il se trouve à avoir potentiellement un avantage indu, puisqu'il a pu connaître un grand nombre de choses normalement secrètes. Le 3 octobre, le juge Lalonde a donc déclaré Me Jeansonne «inhabile» dans ce dossier.

L'avocat Jeansonne n'entend pas en rester là. Il vient tout juste d'obtenir de la Cour d'appel la permission de contester cette décision.

Son argument pourrait se résumer ainsi: en tant que président, Journeaux a un droit de gérance qui lui permet de consulter les courriels écrits avec le matériel informatique de la compagnie; et comme avocat de Journeaux, il est normal que Me Jeansonne ait consulté ces informations, obtenues légalement selon lui. Rien là-dedans de vraiment secret n'a été consulté, ajoute-t-il. Certaines données informatiques seront peut-être une preuve au procès: comment reprocher à l'avocat de les consulter?

Voici donc posée une question à laquelle les tribunaux québécois n'ont pas répondu de manière très claire: à qui appartiennent les courriels des employés?

Cette cause n'y répondra peut-être pas. Mais la question concerne tous les travailleurs à travers le monde. Et d'un État à l'autre, la réponse varie.

Il n'y a pas de disposition dans la loi québécoise sur les courriels.

Le Code civil interdit la lecture de «la correspondance» d'un employé, mais cela réfère au courrier traditionnel. Le courriel, lui, est d'une autre nature, puisque fabriqué et reçu avec le matériel informatique.

Malgré tout, on s'entend pour dire que même avec le matériel informatique de l'employeur, un employé jouit d'une certaine protection de sa vie privée.

Tout dépend du contexte, du type de travail, de son poste, de sa position hiérarchique dans l'entreprise et de l'utilisation qui est permise par la politique maison - s'il y en a une.

Il est évident qu'un vérificateur général, indépendant par définition, n'est pas dans la même situation qu'un employé de bureau. Mais passé cet exemple extrême, tous les cas de figure son envisageables.

On s'attend à ce que l'employé utilise raisonnablement pour des fins personnelles un ordinateur portable fourni par l'employeur, par exemple.

Il existe donc une certaine «expectative de vie privée».

Un employeur n'a pas le droit illimité d'aller lire les courriels des employés «juste pour voir». Il faut des motifs sérieux.

Lesquels? Des soupçons de fraude, de déloyauté ou de faute professionnelle, par exemple.

Dans la vraie vie, dès qu'une faute est découverte, l'employé aura grand peine à se réfugier derrière la protection de la vie privée.

Parlez-en aux policiers de Québec récemment suspendus pour s'être échangé des courriels pornographiques - c'était soit disant pour maintenir le moral des troupes et l'esprit de corps...

En Ontario, un technicien employé pour l'entretien informatique d'une commission scolaire avait trouvé sur l'ordinateur d'un prof de la pornographie juvénile. La police a été alertée et a trouvé d'autres fichiers compromettants.

L'enseignant accusé, Richard Cole, a plaidé que la preuve devait être exclue parce que obtenue sans mandat et en violation de sa vie privée.

La Cour d'appel conclut qu'il avait une expectative de vie privée pour son ordinateur: la police aurait dû obtenir un mandat et cette preuve est exclue.

Mais pas ce qui a été trouvé par hasard lors de l'entretien normal et routinier de son ordinateur. Ce n'est pas comme si l'employeur fouillait dans ses dossiers. Il a donc été condamné pour cette infraction.

Il s'agit toutefois ici de droit criminel. La protection en droit du travail n'est pas aussi robuste et les décisions rendues jusqu'ici assimilent la lecture des courriels à la surveillance vidéo des employés en congé de maladie: quand l'employeur a des motifs (vaste concept), il a le droit.

Aux États-Unis, selon une étude, 74% des employeurs américains passent en revue les courriels des employés.

On peut penser que ce n'est pas très différent ici. Certaines politiques d'entreprises l'annoncent d'ailleurs clairement aux salariés.

Malgré la théorique expectative de vie privée, donc, mieux vaut ne pas se fier aveuglément à l'étanchéité de ses communications privées faites avec les outils de l'employeur.

Et garder le privé pour la maison.

Pour joindre notre chroniqueur: yves.boisvert@lapresse.ca