L'opération SharQc est loin d'être anéantie. Mais personne ne sait encore de quoi auront l'air les superprocès censés en découler.

La décision du juge James Brunton de libérer 31 membres ou sympathisants des Hells Angels accusés de trafic et de gangstérisme a paru ébranler l'édifice du plus grand procès criminel des annales québécoises.

Il s'en trouve cependant plusieurs dans le milieu de la justice pour penser que le juge Brunton a peut-être sauvé cette affaire de la noyade.

C'est l'avis de plusieurs procureurs de la poursuite (pas ceux du Bureau de lutte au crime organisé, directement impliqués).

Nombreux sont ceux qui estiment qu'il fallait un «coup de canon» pour forcer le ministère public à mettre de l'ordre dans ce dossier colossal, qui concerne encore 124 personnes accusées de meurtre et complot pour meurtre.

J'ai dit dans ces pages que le geste radical d'arrêter le processus me semblait prématuré. Mais dans le monde de la justice criminelle (avocats comme magistrats), plusieurs pensent exactement le contraire.

On attendait l'électrochoc.

Aux yeux du juge Brunton, c'est l'incapacité ou le manque de volonté du Directeur des poursuites criminelles et pénales d'organiser convenablement les dossiers qui l'ont forcé à conclure ainsi.

Le malentendu est profond entre le DPCP et la Cour supérieure, de toute évidence. Louis Dionne a déclaré cette semaine avoir un plan précis et être prêt à procéder en liquidant d'abord les questions de droit communes aux 155 accusés, puis en séparant en grands groupes les 155 accusés. Il vient de se faire dire que ça ne se passera pas comme ça.

Il ne faut pas négliger l'aspect stratégique. Autant la défense tente de faire capoter l'affaire, autant la poursuite est bien aise de mettre une pression de temps et d'argent sur les accusés: vous étiez unis dans le crime pour les profits, vous l'êtes maintenant pour les pertes. L'État n'est pas particulièrement tenté d'«accommoder» ces accusés. Il leur dit en somme que la complexité judiciaire dont ils se plaignent est un sous-produit de la complexité de leur propre organisation.

Autrement dit, c'est leur organisation sophistiquée qui les a mis à l'abri de la justice. Ils ne peuvent pas se plaindre de recevoir des camions de documents pour se défendre en groupe.

La défense se plaint de la «surcharge» de l'acte d'accusation. C'est un vieux truc, en effet, que d'en beurrer épais à l'accusation pour inciter l'accusé à s'avouer coupable d'une partie des accusations.

En théorie, la poursuite n'est pas censée jouer ce jeu. L'avocat de la Couronne a une obligation d'objectivité et ne doit porter des accusations qu'après s'être assuré des perspectives raisonnables de condamnation.

L'avocate qui mène le dossier, Madeleine Giauque, a fait des déclarations à la Cour qui «pouvaient être interprétées» comme voulant dire que des chefs d'accusation «stratégiques» ont été ajoutés, selon le juge Brunton.

Le magistrat ne se gêne pas non plus pour dire qu'il a des doutes sur la théorie soutenue par Me Giauque pour accuser de meurtre 124 motards. Une ordonnance nous empêche d'entrer dans les détails, mais Me Giauque entend démontrer «la responsabilité criminelle sans preuve d'un acte ou omission spécifique» des accusés pour plusieurs meurtres.

Si cette théorie, pas encore testée juridiquement, s'effondre, cela voudrait dire que «la grande majorité» des 124 qui demeurent «est injustement accusée de meurtre au premier degré». Ce qui serait proprement ahurissant.

Malgré cet avertissement sévère, le juge Brunton a rejeté tous les arguments principaux de la défense, qui réclamait l'arrêt de procédure pour les 155 accusés.

Il ne suffit pas de dire que «la cause est trop grosse». Ce type de criminalité appelle forcément une enquête d'envergure, reconnaît le juge. La Cour peut réduire l'ampleur des procès par divers moyens préparatoires et en séparant les accusations. Mais on ne peut pas d'avance décréter que ces procès sont impossibles.

La défense soutient que les accusations ont été portées dans la précipitation, avec l'obsession d'incarcérer pour de bon tous les Hells Angels, quitte à faire vite. La poursuite a sauté dans le train plutôt que de jouer son rôle critique, disent-ils. La preuve: les avocats du Bureau de lutte au crime organisé ont participé aux rencontres stratégiques avec les policiers et rencontré les témoins.

Ça n'impressionne pas non plus le juge Brunton.

La défense a tenté de prouver l'infaisabilité pure et simple de ces procès: 2200 témoins potentiels, des jurys difficiles à composer pour des procès d'un ou deux ans, des verdicts multiples, des directives complexes, les risques de condamnations en bloc ou par association, etc.

Tout cela est risqué, mais pas fatal.

«Intervenir en ce moment (...) serait une admission que notre système de justice actuel n'est pas conçu pour répondre à la criminalité alléguée. La Cour n'est pas prête à faire cette admission.»

On continue donc à faire évoluer le modèle de ce phénomène encore assez neuf. Le juge Brunton ne retient pas de limite d'accusés, comme l'ont suggéré d'autres juges.

Mais les superprocès ne sont pas enterrés.