Qui mène les superprocès? Les juges de la Cour supérieure ou les avocats de l'État?

Le juge James Brunton vient de donner sa réponse. C'est lui, le boss.

Dans un jugement qui ne manque pas d'arrogance, il a libéré purement et simplement un groupe de 31 associés des Hells Angels qui étaient accusés de trafic de stupéfiants.

Pourquoi? Pour cause de délais déraisonnables... à venir.

Le plus extraordinaire de l'affaire, c'est que ces délais futurs sont calculés d'après le programme judiciaire qu'il a lui-même dressé.

La poursuite se dit prête à passer à l'action beaucoup plus rapidement. Mais selon le juge Brunton, c'est carrément infaisable.

D'où l'arrêt du processus décrété hier. C'est le remède ultime à une violation des droits constitutionnels. Fallait-il en arriver là de manière préventive? Qu'on envoie à l'abattoir cette bête judiciaire de peur qu'elle tombe malade m'apparaît légèrement prématuré...

Au jour d'aujourd'hui, pourtant, le juge Brunton nous dit que les délais sont parfaitement raisonnables.

Il faut voir en effet la complexité inouïe de cette enquête, qui a mené en 2009 à la plus grande rafle policière de l'histoire du Québec.

En tout, 156 personnes ont été arrêtées, dont 124 pour meurtre ou complot pour meurtre. C'est la quasi-totalité des Hells Angels du Québec, plus des compagnons de route.

C'est évidemment un casse-tête considérable que d'organiser ces procès.

L'ex-procureur-chef Claude Chartrand voulait faire fonctionner deux procès de 20 accusés autour de deux ou trois accusations de meurtre pour les prévenus qui se déclareraient prêts, plus un troisième procès avec le «groupe des 31», qui vient d'être libéré.

Cela fait tout de même 71 accusés, ce qui est un bon début.

Mais on a appris que la construction d'une salle supplémentaire au palais de justice n'est même pas au stade de l'appel d'offres. La poursuite a donc opté pour deux procès, puis s'est ravisée: il n'y en aurait qu'un seul pour commencer.

Dans ce contexte, les accusés avaient beau jeu de prédire les pires délais. Le juge Brunton n'a pas été très impressionné par le degré de préparation de la poursuite.

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De toute évidence, les ressources judiciaires n'ont pas suivi les ressources d'enquête. On comprend le juge Brunton d'être irrité.

Mais faut-il pour autant libérer les 31? On a construit le palais de justice du boulevard Gouin en quatre mois! À la limite, que la Cour ordonne à l'État de construire les infrastructures nécessaires, ou de prendre les moyens voulus.

Au lieu de cela, le juge Brunton sépare les accusés par chapitre régional (la poursuite voulait regrouper des gens de tout le territoire, estimant l'organisation centralisée). C'est pourtant la prérogative du poursuivant d'organiser les actes d'accusation, dans la mesure de la légalité.

Avec sa théorie, le juge Brunton arrive à un total de 10 procès qui concernent les meurtres de la guerre des motards, et seulement après celui des 31 (la logique voulant qu'on tienne en premier les procès pour les crimes les plus graves).

Et c'est ainsi qu'il calcule que ce dernier procès pourrait ne finir qu'en 2023.

Si c'était le cas, ce serait effectivement totalement déraisonnable. Mais à l'étape où nous en sommes, le rôle de la justice est de s'arranger pour que ça ne traîne pas autant... plutôt que de décider d'avance que c'est impossible.

Ces 31 ne sont pas les gens accusés des pires crimes. Mais ils faisaient tout de même l'objet d'accusations sérieuses de trafic et de gangstérisme.

Certes, certains ont une implication marginale ou «ponctuelle» dans le trafic, d'autres sont des collaborateurs récents. Mais ça ne rend pas les accusations insignifiantes.

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Que cette décision soit maintenue ou non en appel, espérons qu'elle réveillera deux, trois personnes à Québec.

Il est indéniable qu'on n'a pas investi l'argent nécessaire pour gérer les enquêtes exceptionnelles des 10 dernières années. On voulait une police moderne, intelligente et efficace. On l'a eue en matière de crime organisé. Mais pour la justice?

On n'a qu'à voir le lamentable dossier des procureurs de la Couronne pour comprendre qu'elle ne s'est pas mise à niveau.

La criminalité du siècle qui commence suppose des enquêtes plus longues, plus complexes, avec des ramifications internationales. Ça suppose des salles à la hauteur, du personnel en nombre suffisant et une organisation judiciaire de premier plan.

On n'y est vraiment pas. Ce n'est pas une raison pour démissionner immédiatement. Mais c'est le temps de se ressaisir.

Le juge Brunton nous dit que sa décision ne remet pas en question la capacité de la justice d'agir contre le crime organisé. En effet, les 124 accusés de meurtre ou de complot pour meurtre, de même que les motards en cavale, ne sont pas visés par cette décision.

Mais c'est tout de même un sévère avertissement, un constat de désorganisation très inquiétant. Et avec les remarques assez sévères qu'il fait sur la surcharge des actes d'accusation et la qualité de la preuve dans le cas de plusieurs meurtres, parions que les accusés n'ont pas dit leur dernier mot.

Ceux-là ont en effet un objectif évident: démontrer que ces superprocès sont absolument ingérables.

Il est encore temps de leur donner tort.