Dans les quatre prochaines années, Stephen Harper devra nommer plus de juges à la Cour suprême qu'aucun de ses prédécesseurs modernes en un seul mandat.

Au moins quatre, mais plus probablement cinq des neuf juges du plus haut tribunal du Canada prendront leur retraite d'ici 2015. Ce pourrait être jusqu'à sept sur neuf.

Une occasion unique pour le gouvernement conservateur d'imprimer une nouvelle orientation judiciaire au pays. Ou au contraire de démontrer une modération en droite ligne avec la tradition canadienne.

La crainte dans le milieu juridique est évidemment que le gouvernement en profite pour politiser férocement la Cour, selon le modèle américain. Stephen Harper, un des rares premiers ministres non-avocats, ainsi que son entourage ne se sont pas gênés pour critiquer l'interventionnisme «progressiste» de la Cour suprême dans un passé pas si lointain.

Lors de la campagne de 2004, des personnalités du milieu juridique, dont l'ex-juge de la Cour suprême Claire L'Heureux-Dubé, avaient dénoncé les prises de position du parti, estimant qu'il reniait la Charte - et ce que les tribunaux en ont fait.

Ted Morton, prof à l'Université de Calgary et un des critiques les plus sévères de la Cour suprême, est un des fondateurs intellectuels du Reform Party, d'où est issu M. Harper. À ses yeux, les juges se sont servis de la Charte des droits pour imposer leurs idées politiques, à partir de droits formulés en termes très généraux. Droits des accusés, des minorités religieuses, égalité, droits des travailleurs, des homosexuels, etc. La Cour a fait changer ce pays, empiétant par trop sur les décisions du Parlement élu, dit-il.

À sa décharge, depuis qu'il a été élu en 2006, Stephen Harper s'est fait prudent. Il n'a donné aucun signe clair d'une réelle intention de «paqueter» les tribunaux. À la Cour suprême, il a nommé deux juges: Marshall Rothstein, en 2006, qui avait été sélectionné par les libéraux l'année précédente, et Thomas Cromwell, un juriste remarquable, bilingue et tout à fait au centre, qui aurait aussi bien pu être nommé par les libéraux - ou le NPD!

Aux cours d'appel, on n'a pas signalé non plus d'arrivée massive de juges ultra- conservateurs. Dernier nommé à la Cour d'appel du Québec, Richard Wagner a beau être le fils d'un conservateur notoire (feu Claude Wagner), c'est un choix impeccable.

Non pas que tout soit parfait. Mais si on tente de déceler un plan idéologique bien dessiné dans les nominations conservatrices depuis 2006, on risque de chercher longtemps.

Ah, mais ça, c'était avant la majorité conservatrice, diront les inquiets...

Toujours est-il que vendredi, deux juges ontariens ont annoncé leur retraite pour le 30 août. Louise Charron, qui n'a que 60 ans, partira après seulement 7 années à la Cour (mais 23 à d'autres tribunaux). Elle en a surpris plusieurs en disant qu'elle quitterait la barque pour profiter de sa retraite avec son mari.

Ian Binnie, nommé directement du barreau torontois à la Cour en 1998, et un des leaders du groupe de neuf, quittera à 72 ans le même jour «ou à la date de la nomination de son remplaçant si le processus de nomination n'est pas achevé».

D'ici novembre 2014, les juges Morris Fish et Louis LeBel, du Québec, prendront obligatoirement leur retraite à 75 ans.

C'est par ailleurs un secret de Polichinelle que Marie Deschamps, qui n'a pas 60 ans, n'entend pas battre de record de durée - elle sera là au moins un an encore, mais on s'attend à la voir quitter d'ici trois ans.

Le juge Rothstein aura 75 ans en décembre 2015. La juge en chef Beverley McLachlin, 68 ans et apparemment encore passionnée par son travail, est tout de même là depuis 1989...

Donc, au moins quatre juges, mais probablement cinq, peut-être six ou même sept partiront pendant le présent mandat conservateur.

Avant même de savoir qui sera nommé, on se demande quel sera le processus de nomination. Le gouvernement de Paul Martin avait établi un mode assez transparent de sélection, suivi d'une audience de confirmation devant le Parlement, où les députés pouvaient poser des questions aux candidats. Mais l'urgence de trouver un remplaçant à Michel Bastarache avait fait suivre un procédé plus expéditif quand est venu le temps de choisir le juge Cromwell. On est donc revenu à la case départ en la matière. Grand partisan jadis d'un processus transparent, Stephen Harper sera mis à l'épreuve dès cet été...

Dans quel sens ira-t-il? Jusqu'à preuve du contraire, je doute qu'il change radicalement le type de nomination. C'est trop contraire à la tradition judiciaire du pays dont à peu près tous les candidats potentiels sont imprégnés. Les contraintes géographiques rendraient ce projet encore plus compliqué.

Certes, des membres du gouvernement ont montré qu'ils ne comprennent pas vraiment ce que l'indépendance judiciaire signifie. Mais c'est jusqu'ici assez anecdotique.

Et il faut dire aussi que la Cour McLachlin est beaucoup plus modérée que celle de ses prédécesseurs, Lamer et Dickson. Plus déférente envers le Parlement et le gouvernement. Et donc moins susceptible de déclencher des campagnes frénétiques pour une politisation, ou un virage conservateur.

Mais dans cinq ans, cette cour sera totalement transformée.

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