St. John's est une ville où on ne trouve jamais son chemin et où on ne peut pas se perdre.

Les rues s'entortillent et changent de nom de la manière la plus capricieuse. Mais tout finit toujours par débouler vers ce centre-ville en bois multicolore.

Il y a 20 ans, à ma dernière visite, les chômeurs y convergeaient vers les rues aux vitrines placardées et les bureaux de l'assurance emploi.

Il y a encore des commerces à louer, mais ils se glissent entre les boulangeries, cafés semi-prétentieux et restos «newf-chic»... Voulez-vous essayer la «poutine au homard et fromage Bergeron du Québec»?

Chez Raymond, tout nouveau restaurant haut de gamme en ville, je rencontre Gerard Edwards, un des enfants de la Roche parti faire fortune ailleurs... et qui revient.

Il dirige une entreprise d'embouteillage d'eau de glacier.

Chaque printemps, on voit dériver au large ces icebergs qui s'en vont fondre plus loin dans l'Atlantique. Il a acheté un bateau en Islande qui fonce sur ces glaces géantes, en prend un bloc et le fait fondre pour en récupérer 600 000 litres à la fois. Et ils embouteillent ça en banlieue de Montréal, sous le nom de «Glace».

- C'est un peu compliqué, pour un verre d'eau, non?

C'est une eau très pure, pratiquement sans minéraux, plaide-t-il, en concédant que c'est un «produit de niche», qui se détaille entre 10$ et 20$ au resto.

Mais à côté du pétrole, cette histoire aquatique pittoresque est un amuse-gueule. Il a une participation dans une société (Shoal Point Energy) qui a des droits sur un gisement à Port-au-Port. Voilà ce qui le ramène vraiment à St. John's un soir d'avril.

Edwards, 49 ans, vient d'une famille de huit enfants. Son père était pêcheur et mineur. Presque tous ses frères et soeurs ont quitté la province. Après son MBA, il n'était évidemment pas question de travailler à Terre-Neuve. C'est vers Calgary qu'il s'est dirigé, pour travailler chez Mobil Oil, dans les années 80, puis à Toronto.

Maintenant, c'est (aussi) ici que ça se passe. Le mot se passe.

Terre-Neuve libre

Le nouveau succès économique de Terre-Neuve accompagne un nationalisme qui a connu ses heures les plus bruyantes au cours des dernières années. Il n'est pas sans rapport avec celui du Québec. Il a son drapeau, sa musique, ses revendications.

«L'élite de la province fait la promotion d'un romantisme économique et fait peu pour décourager les théories du complot fédéraliste», observe Alex Marland, politologue à l'Université Memorial1.

La différence, dit Marland, est qu'au Québec le nationalisme est dominé par la défense culturelle et linguistique. Le nationalisme culturel de Terre-Neuve est «entremêlé d'objectifs économiques utilisés par les élites pour mobiliser les frustrations politiques».

Danny Williams n'a rien inventé.

Même Joey Smallwood, père de l'entrée du territoire dans le Canada en 1949, et ardent fédéraliste, a décrété trois jours de deuil officiel en 1959 pour dénoncer le fédéral. Son successeur Frank Moores (1972-1979) a lancé un vibrant «vive Terre-Neuve libre» en 1978. En 1980, Brian Peckford a fait adopter l'Ode à Terre-Neuve, composée en 1904 par un gouverneur britannique, comme hymne national officiel. Roger Grimes a déclenché une commission d'enquête sur l'avenir constitutionnel de la province en 2002.

Quand Danny Williams a fait retirer tous les drapeaux canadiens des édifices publics après une querelle avec Ottawa et hurlé un «maîtres chez nous» convaincant, il puisait à une longue tradition.

Son nationalisme économique lui confère ici un statut de héros, d'autant plus qu'il s'est retiré en pleine gloire, cet hiver.

À Exxon, qui refusait de concéder une partie de la propriété du gisement Hebron, Williams avait dit: «On va le garder, notre pétrole!» La multinationale a finalement cédé 5% du projet et des redevances extraordinaires.

Le nouveau modèle a d'autant plus de succès que le prix du pétrole fracasse des records. Plusieurs projets sont à l'étude, la prospection est frénétique - et on ne parle même pas d'Old Harry, seulement une hypothèse parmi d'autres.

Province riche

Les revenus du pétrole ont sorti la province pour la première fois du rang des «pauvres» l'an dernier: elle contribue maintenant à la péréquation au lieu de recevoir des paiements.

Le pétrole a aussi renfloué l'État, qui va de surplus en surplus. Les revenus divers du gaz et du pétrole représentent plus de 2 milliards au Trésor provincial - c'est le tiers du budget et bientôt trois fois plus que l'impôt sur le revenu (835 millions).

Ce qui ne signifie pas que les Terre-Neuviens, eux, sont devenus riches. Le taux de chômage n'est plus de 20%, comme il y a 10 ans. Mais à 12,5%, il est encore le plus élevé au Canada.

«S'il y a de l'argent du pétrole, il ne s'est pas encore rendu jusqu'à moi, dit Tom, un chauffeur de taxi quand il ne travaille pas dans une cartonnerie. Tout ce que je sais du pétrole, c'est que ça me coûte plus cher faire le plein que la semaine dernière, et moins que la semaine prochaine...»

Le côté à l'ombre

Il suffit de sortir de la capitale et de s'engager dans la boucle irlandaise pour voir l'autre Terre-Neuve, qui meurt tranquillement depuis le moratoire sur la pêche à la morue, il y a bientôt 20 ans.

L'un après l'autre, ces petits hameaux accrochés à l'intérieur des baies depuis le XVIIe siècle se sont vidés de leurs enfants.

«Avant, si on roulait derrière l'autobus scolaire dans le port, on pouvait arrêter 15-20 fois... Maintenant il arrête 2 fois, dit Vince Flemming, qui travaille pour Pêches et Océans Canada à Trepassey. Toute la côte de Terre-Neuve s'est arrêtée avec la pêche.»

Il y avait ici 2 écoles comptant chacune 300 élèves. L'usine de poisson fonctionnait toute l'année et faisait travailler toute une série de commerces. Le moratoire l'a fermée net.

Il reste quelques pêcheurs de crabe et une société électrique qui emploie une douzaine de travailleurs.

Une école a fermé en 1998. L'autre accueille maintenant les 86 élèves du village, maternelle et secondaire inclus.

«Il n'y aura aucun enfant en maternelle l'an prochain», dit John Brazil, prof de maths retraité.

Bientôt, c'est tout ce qu'il y aura ici: des retraités. Des gens qui reviennent au village, mais aussi des Américains, des Écossais, des «Mainlanders» (les Canadiens du continent) venus acheter une maison pour une bouchée de pain dans ce paysage irlandais.

L'aréna n'a plus de glace. C'est maintenant un entrepôt.

De son petit bureau du «Complexe des opportunités», Yvonne Fontaine peut voir au loin le port, presque mort maintenant. Je lui demande quelles «opportunités» il y a.

«On a organisé des ateliers de formation pour les gens de 55 à 64 ans, en informatique et en menuiserie. Ça fonctionne bien.» Les gens trouvent un emploi? «Ah ça, pas tellement, non...»

Le retour au pays

Dans les 16 années qui ont suivi le moratoire de 1992 sur la pêche à la morue (levé pour de toutes petites quantités), Terre-Neuve a perdu 13% de sa population - passant de 580 000 en 1992 à 506 000 en 2008. Les jeunes, les gens les plus éduqués, sont partis par dizaines de milliers et le nombre de morts a surpassé les naissances.

La tendance commence à peine à se renverser: on a remonté de 4000 citoyens en 2 ans. L'immigration est insignifiante et même dans la capitale, les minorités sont pratiquement invisibles.

Chaque matin, les avions emmènent encore vers Fort McMurray des dizaines de Terre-Neuviens partis faire de l'argent dans les sables bitumineux.

Ils sont cependant de plus en plus nombreux à partir avec un plan de retour en poche. Peter, ingénieur mécanique de 26 ans, a déjà une offre ici et il espère que c'est son dernier voyage dans les baraques albertaines: «La paye est bonne, là-bas, mais j'en ai assez de voyager.»

À St. John's, le regain est visible à l'oeil nu. Dans les banlieues environnantes, 12 écoles se sont construites au cours des dernières années.

Le Terre-Neuve rural se vide, mais la capitale grossit et croit en son avenir, preuves à l'appui.

La fierté retrouvée, l'argent du pétrole... tout ça ne ramène pas nécessairement ici les enfants du pays. Mais il n'y a jamais eu d'aussi bonnes raisons d'y rester depuis une ou deux générations.

1. International Journal of Canadian Studies, 2010