Je suis assis entre Scott et Timo, dans un petit camion qui transporte 3500 bouteilles d'eau, des couches, des couvertures et de la nourriture.

Scott, 42 ans, est un Torontois d'origine, et Timo, 44 ans, vient de la Virginie. Ils vivent à Tokyo depuis une vingtaine d'années et font partie d'un groupe d'une trentaine d'expatriés qui se rencontre pour jouer au hockey dans la capitale japonaise.

Au dernier match, ils étaient sept. Tous les autres ont pris le premier avion pour n'importe où ailleurs.

«Cette histoire de radiations a pris des proportions absurdes. C'est dangereux pour les gens proches, mais il n'y a pas plus de danger ici qu'à Philadelphie!» dit Timo Budow.

Pas question de partir. Ils adorent cette ville.

Tant qu'à rester à ne rien faire - vu que les affaires sont pratiquement arrêtées -, ils se sont improvisés humanitaires. Trouvé deux camions. Des donateurs. Des permis. Ils sont allés chez Costco, et les voici sur l'autoroute (réservée en ce moment aux véhicules d'urgence) vers un refuge d'Ishinomaki.

«Les Japonais sont exceptionnels pour organiser les choses, dit Scott Collins, qui se déplace toujours avec sa casquette des Maple Leafs. J'adore leur esprit. L'ordre, la propreté, le sens du groupe. Ici, quand quelque chose ne fonctionne pas, on le répare vite et bien.

«Sauf que rien n'est parfait... Quand il faut réagir à l'imprévu, ils sont moins bons. On dirait qu'il faut sans cesse l'approbation d'une autorité supérieure. Quand j'ai su que des endroits accessibles par la route manquaient d'eau potable, je n'en revenais pas. C'est peut-être cette histoire de radiation qui a tout brouillé.»

Nous arrivons à destination. Les gars pensaient trouver un refuge et distribuer les vivres à des gens affamés. On les dirige, plus logiquement, vers un entrepôt. On voit qu'ils sont déçus.

Jim Kushner, marine retraité, est devant l'entrepôt et n'en croit pas ses yeux.

«Merde, ça fait 11 jours, ce tsunami! Les routes jusqu'ici sont ouvertes et les gens dans le refuge mangent un repas par jour. Je ne peux pas croire qu'il n'y a pas plus de nourriture. Hey, c'est le Japon, ici!»

Il fait partie d'une de ces organisations non gouvernementales qui débarquent pour organiser les secours après une catastrophe partout sur la planète - Shine Humanity.

Le directeur s'appelle Todd Shea et avec ses 100 kilos, sa barbe rousse et cette façon américaine de parler fort pour diriger le trafic, il ne passe pas inaperçu dans un groupe de Japonais.

Son itinéraire est une cartographie des catastrophes naturelles. Haïti, Sri Lanka, Thaïlande, Birmanie, La Nouvelle-Orléans... Name it.

«Je ne veux critiquer personne, il y a tant à faire ici, mais ça m'a pris une journée pour organiser une livraison de nourriture par hélicoptère au Pakistan (les inondations y ont fait 1760 morts et 10 millions de sans-abri l'été dernier). C'est plus compliqué ici, je crois. Les Japonais sont des gens extrêmement polis et patients...»

Nous sommes sur le campus de l'Université d'Ishinomaki, un bâtiment tout neuf entouré d'immenses pelouses et d'installations sportives.

L'armée japonaise y a planté une base temporaire. Le garage sert d'entrepôt. Tout autour, une banlieue qu'on jurerait américaine flambant neuve, laissée intacte.

À cinq minutes d'ici, pourtant, dans le vieux village, on peut voir un chalutier de 20 mètres posé dans la rue principale, à 500 mètres du port, et des voitures dans les maisons éventrées.

Des gens s'affairent sans relâche au nettoyage partout en ville. Des tas de débris sont consciencieusement placés le long de la route.

Pendant qu'on débarque les vivres des camions, une équipe médicale canado-américaine monte sa tente. Ils sont 10, des professionnels paramédicaux et des médecins.

L'hôpital ici est débordé avec les blessés du tsunami - fractures, pneumonies, etc. - et toutes les maladies courantes.

Brad Keating, pompier de Floride, est spécialisé dans la recherche et le sauvetage. Il ira demain en hélicoptère de l'armée japonaise là où la route ne se rend plus.

«On nous dit que la moitié d'un village de 12 000 habitants a disparu.» Ils iront voir de quoi ils ont besoin. On en est encore en reconnaissance dans bien des coins.

Ueno Yoshinori, de l'ONG Peace Boat, est inquiet. «On n'a pas encore idée de l'ampleur du désastre. Ça s'étend sur des kilomètres et des kilomètres d'une côte sinueuse, sur des villes et des hameaux... Ce sera très long.»

Le premier choc passé, les critiques commencent doucement et inévitablement à sortir. Trop d'attention au matériel, pas assez aux survivants... Trop d'importance au nucléaire... Des chiens pisteurs français refusés pour des questions d'hygiène... etc.

«C'est toujours facile de reprocher des choses aux gouvernements et après Katrina, les Américains seraient mal placés, concède Shea. Toutes les catastrophes amènent une réponse un peu chaotique. Si ce n'était pas le cas, il n'y aurait pas d'ONG. On est là pour remplir les craques, pour les détails très simples qui se perdent toujours dans les bureaux.»

Je rentre à Tokyo dans le camion de Scott et Timo. Un garçon en vélo nous aborde. I love surf, dit sa casquette. Il leur demande d'où ils viennent. Je m'attends à ce qu'ils disent Canada, ou États-Unis.

«On vient de Tokyo, répond fièrement Scott en japonais.

Ah... Merci.»

Ils sont partis à 5 h ce matin et il y avait 7 heures à faire. On arrivera à 1h la nuit suivante. Timo commence à cogner des clous. Ça devient dangereux.

«Je vais conduire», dit Scott. Mais il mesure 6'4'' et il n'y a rien à faire, il n'entre pas derrière le volant de ce camion japonais.

C'est comme ça que j'ai conduit un camion vers Tokyo. On s'habitue à conduire à gauche, mais ça se voyait, Scott et Timo ont eu plus peur de moi que de Fukushima.

Demain, ou après-demain, ils rempliront deux autres camions.

«Eh, nous autres aussi, on est une ONG.»

Photo: Reuters

De larges portions de Sendai ont été inondées dans les heures qui ont suivi le séisme du 11 mars dernier par les vagues d'un tsunami.