Oh, les mines qu'on doit faire dans les beaux quartiers de Toronto! Rob Ford serait une blague s'il était maire d'une obscure ville de province. Le voici maire de la métropole du Canada, le centre de l'Univers...

La honte!

Est-il seulement montrable à la télévision? On le traite abondamment de bouffon, de moron, d'arriéré. Après le très élégant David Miller, voici un ancien joueur de football d'à peu près 300 livres qui veut passer le bulldozer dans les subventions aux pistes cyclables, à l'aide aux sans-abri et aux sidéens. Attention Toronto!

C'est un des revirements les plus spectaculaires que la politique canadienne ait jamais connus.

En 2007, j'avais fait une entrevue en marchant au pas de course dans le centre-ville avec David Miller. Il venait d'obtenir des pouvoirs extraordinaires pour sa ville et flottait sur un nuage d'optimisme durable: «Dans 20 ans, les gens se demanderont à quel moment Toronto est devenue cette ville formidable, et ils regarderont vers le passé, et ils diront: c'est cette loi qui a permis ça. C'est aussi important que ça!»

Oui, mais qu'allez-vous faire avec vos nouveaux pouvoirs, monsieur le maire?

Il me parlait de subventionner les toits verts, de taxer les parkings et les comportements nocifs, de transports en commun, d'architecture... Cette ville allait devenir la plus extraordinaire au monde, elle serait à l'avant-garde et ferait des jaloux partout grâce aux nouveaux pouvoirs.

Sauf que déjà, avec son budget annuel de 9 milliards de dollars, la Ville croulait sous un déficit structurel d'un milliard. On reprochait au maire de faire gonfler son cabinet sans mesure. Et de taxer, taxer, toujours taxer.

Pas grave, il avait un plan, il voyait loin et au bout de notre marche, il se présentait à une conférence de presse de LuminaTo, grand festival culturel - hautement subventionné, bien sûr, et qui entend concurrencer Montréal.

Oh, il y avait de quoi être épaté! Ça, c'était un maire que les médias de Toronto aimaient montrer!

Et voilà que, trois ans plus tard, les Torontois élisent avec une confortable majorité l'exact opposé de David Miller. Un homme qu'on retrouve saoul dans un match des Maple Leafs et que la sécurité doit expulser après qu'il ait dit des grossièretés à une partisane de l'autre équipe («Va donc en Iran te faire violer et te faire tirer», d'après elle). Un arrêté pour violence conjugale (mais les accusations sont tombées). Un homme arrêté il y a 10 ans pour conduite avec des facultés affaiblies. Un homme qui dit que les routes sont faites pour les chars, les camions, les autobus. Si tu fais du vélo et que tu meurs, c'est plate, mais t'as couru après. Un homme d'affaires qui fraye avec un pasteur antigai et qui a des propos pas très sympathiques sur les immigrants.

Élu dans la banlieue, à Etobicoke, oui, comme conseiller municipal. Mais MAIRE de cette ville ouverte et multiculturelle? Impossible!

Et pourtant, c'est arrivé. C'est arrivé par un grand phénomène: le vote de ceux qui ne votaient plus. Le taux de participation est passé de 39% à 53%, une augmentation de plus du tiers.

Les absents sont venus dire qu'ils en avaient marre des hausses de taxes et des toits verts et des foutues pistes cyclables.

Ils viennent travailler en ville en voiture, ils habitent dans un bungalow de banlieue et n'ont pas l'intention de s'aller foutre du gazon sur le toit, z'ont bien assez de celui qu'ils coupent le samedi matin.

On leur criera ce qu'on voudra, ils ont voté, eux qui ne votaient plus.

Et ils ont choisi le plus vulgaire et le moins torontois des hommes politiques pour le dire encore plus clairement.

* * *

L'abstentionnisme est une sorte de trou noir qui aspire une infinie variété de motivations. On peut s'absenter de l'élection parce qu'on pense que c'est pareil au même. Parce qu'on ne se sent pas concerné. Parce qu'on est relativement d'accord avec ce qui se passe. On ne sait pas trop. L'absent ne laisse pas de note explicative à la porte.

Ce qu'on sait, c'est qu'une majorité issue du vote de 39% des électeurs est fragile, même si le maire a l'air tout-puissant.

Et ce qu'on sait maintenant, c'est que l'électeur peut surgir du noir de la manière la plus inattendue et la plus brutale quand il a l'impression que ses élus parlent pour des gens qu'il ne connait pas, qu'il ne rencontre jamais et qui finissent par lui coûter un bras.

L'absent finit parfois par en avoir marre d'avoir tort. Ça ne fait pas un projet, mais ça donne une idée de la sorte de ménage qui s'en vient. Et peut-être du style politique des années qui viennent, pas seulement à Toronto...