Ça doit faire drôle de recevoir une lettre qui dit: cher monsieur, veuillez nous verser un milliard soixante huit millions neuf cent vingt-huit mille sept cent vingt-et-un dollars et quarante-six cents.

Surtout quarante-six cents.

C'est la condamnation prononcée en Californie contre le Montréalais Adam Guerbuez en 2008, et rendue exécutoire la semaine dernière par la Cour supérieure de Montréal.

Gros fendant péteur de broue et de bretelles, Guerbuez a réussi à pénétrer sur Facebook pour faire envoyer des millions de courriels trafiqués pour vous vendre n'importe quoi. Vous savez, ces courriels signés par quelqu'un que vous connaissez, parfois même un ami, mais qui sont en fait des annonces de Viagra?

On ne sait pas le détail de son système, mais on sait qu'il faisait pas mal d'argent avec ça. Facebook a déclaré n'avoir jamais reçu un tel raz-de-marée de pourriels.

Eh oui! c'est un gars de chez nous qui a le record. J'espère que Maclean's va le noter.

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Aux États-Unis comme ici, ces pratiques sont illégales. Sauf qu'aux États-Unis, on ne s'arrête pas aux demi-mesures.

La loi californienne (Facebook est établie en Californie) prévoit une compensation de 100$ par pourriel, sans plafond. Comme il en a produit 4,3 millions, la facture s'élève à 430 millions. Plus la même somme en dommages «majorés», c'est-à-dire punitifs. Converti en dollars canadiens, on arrive à 1 068 928 721,46$.

Notons que Guerbuez ne s'est pas défendu devant le tribunal californien. La mise en demeure ne laissait jamais entendre qu'il pourrait faire face à une telle condamnation, puisqu'on y disait seulement que Facebook avait perdu «au moins 5000$» à cause de lui. On se doute qu'il devait craindre bien pire.

Mais tout de même... un milliard...

Donc, le jugement est rendu en Californie en novembre 2008. Comme le défendeur a ses biens au Québec, Facebook a déposé une requête à Montréal pour rendre le jugement exécutoire ici et pouvoir saisir le délinquant.

C'est maintenant une formalité que de faire reconnaître les jugements étrangers sur notre territoire (et vice-versa). La courtoisie internationale, comme on dit, mais surtout les relations commerciales internationales en dépendent. Si le jugement a été rendu par un tribunal compétent sans irrégularité, c'est automatique.

On peut toutefois s'y opposer au motif que le jugement va contre «l'ordre public», notion vague à souhait que les tribunaux tentent de préciser au fil des ans. Les succès sont rares.

C'est tout de même ce qu'a tenté l'avocat de Guerbuez, Éric Potvin. Une condamnation aussi grossièrement disproportionnée par rapport aux dommages réels subis par Facebook devrait être jugée contre l'ordre public, a-t-il plaidé.

En effet, pourquoi internationaliser les délires juridiques et judiciaires au nom de la courtoisie internationale? Il y a quand même quelques limites à la courtoisie.

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La juge Lucie Fournier a rejeté l'argument. Elle observe que la loi canadienne prévoit elle aussi des pénalités, et même de 200$ par pourriel. Mais la loi prévoit un maximum d'un million par jour de production de pourriels. Elle est donc balisée.

La juge observe aussi que le tribunal californien a refusé de tripler la condamnation, comme la loi le permet. La juge y lit une forme de clémence et de modération judiciaire.

La cour a déjà refusé de reconnaître un jugement du Texas qui condamnait à 9 millions une société qui avait vendu illégalement un produit de... 96$. Mais dans d'autres cas, on a jugé que la disproportion de la condamnation n'est pas un argument en soi. Les législateurs américains ont fait des choix que les tribunaux d'ici n'ont pas à réévaluer, notamment en ce qui concerne les condamnations pour dommages-intérêts par des jurys, sans commune mesure avec les condamnations canadiennes. Les juges d'ici n'ont pas à jouer aux gérants d'estrade.

Et puis, de dire la juge, il ne faudrait pas que le Canada devienne le refuge des fabricants de pourriels et de la fraude sur l'internet.

On veut bien. Les principes sont fort louables. On comprend aussi que l'injonction prononcée contre Guerbuez soit entérinée.

Mais... un milliard! La somme elle-même est si spectaculairement exorbitante qu'elle balaie toute idée d'équilibre, d'ordre et de justice.

On ne pleurera pas pour Guerbuez, qui se dit fier de son record et qui a déclaré faillite.

Mais cette affaire illustre à nouveau que les causes sympathiques font généralement du meilleur droit. Et qui veut avoir Adam Guerbuez comme ami Facebook?