Était-ce l'enlèvement de Cross ou celui de Laporte, était-ce un mardi ou un samedi, je ne sais pas. Mais je revois la face de Gaétan Montreuil en noir et blanc dans un «bulletin spécial d'information». La terreur dans les yeux de ma mère. L'excitation dans les yeux de ma grande soeur. Enfin il se passait «quelque chose» ici aussi...

J'étais le plus jeune, j'avais six ans et demi, et à cet âge-là les choses qui font de la peine à votre mère sont nécessairement mauvaises.

Ma soeur la plus vieille en avait 16, et à cet âge-là, ben... ça dépend.

Il y avait chez mes soeurs et mon frère un vague courant de sympathie révolutionnaire. Pas si vague, d'ailleurs. Ça allait du compagnon de route aux partisans déclarés de la lutte armée et de la révolution prolétarienne.

J'étais dissident...

J'ai détesté le FLQ dès le premier jour. Ils enlevaient des gens qui ne leur avaient rien fait, ils tuaient un père de famille et s'en vantaient, ils mettaient de la chicane chez nous. Ces gens-là étaient des nuls, quoi qu'en dissent mes soeurs.

Bien sûr, à 6 ans, on voit les choses comme dans notre télé, en noir et blanc. On n'a pas toutes les données, la connaissance historique.

Quarante ans plus tard, avec le bénéfice du temps et de la distance... je n'ai pas changé d'opinion. Je suis pris d'un irrépressible dégoût quand j'en vois certains à la télé, incapables d'assumer, pitoyables.

Je l'avoue, c'est très peu une opinion et bien plus l'écho d'un deuil de l'enfance. Un sentiment primaire, aujourd'hui recouvert de milliers de pages d'information, de raisonnement et de rationalisation.

Les opinions, on peut toujours en changer. Octobre, non. J'ai tout haï d'Octobre.

Il y eut les enlèvements, il y eut l'assassinat, il y eut l'armée dans les rues. Nous étions à Outremont, alors vous pensez bien, j'en ai vu, des camions et des soldats. À trois maisons de chez nous, il y en avait un avec une grosse mitraillette qui montait la garde sans zèle devant la demeure de quelque employé de consulat. Il m'a salué un matin alors que j'allais à l'école. Ça, j'ai bien aimé.

Cette année-là, l'Halloween tombait un samedi. Je ne sais pas si c'est ma mère, le conseil municipal ou l'Assemblée nationale, mais toujours est-il qu'une autorité légalement constituée décréta qu'on passerait de porte en porte à la clarté, pour des raisons de sécurité. L'idée de voir des centaines de milliers d'enfants masqués envahir en criant et en courant des rues mal éclairées en pleine nuit faisait sans doute paniquer les autorités. Ou peut-être voulait-on seulement nous faire un peu plus peur.

L'Halloween à deux heures de l'après-midi, ça manque de mystère. Et avec ces convois militaires en arrière-fond, avec cette terreur réelle ou appréhendée, ce n'était pas du jeu. Quand je vous dis que j'ai tout haï...

Il y eut le scandale des mesures de guerre, les arrestations arbitraires, tout ce qui est si bien montré dans le film Les ordres. Il y eut les coups fourrés de la police, la provocation, tout ce qu'on a appris par la suite.

Mais à 6 ans, tout se résumait pour moi à la mort d'un père de famille, sans rime ni raison. On est simpliste, à 6 ans. À 46 aussi, certains soirs, quand il m'arrive de passer dans la rue fatale. Le même sentiment d'absurdité me revient.

Qu'on ne vienne pas me dire qu'Octobre a fait évoluer le Québec. Ces felquistes-là ne représentaient «rien ni personne de valable», comme a dit René Lévesque. Je le crois depuis le premier jour.

Pour joindre notre chroniqueur: yves.boisvert@lapresse.ca