Le 18 juin 2001, Lucie Gélinas appelle le 911. «J'ai eu comme des menaces de mort, là, à soir, puis je voulais savoir qu'est-ce que je pouvais faire», dit-elle.

Des policiers de Laval sont envoyés chez elle. Elle leur raconte pendant une demi-heure que Jocelyn Hotte, un policier de la GRC avec qui elle a vécu, l'a quittée quelques semaines plus tôt. Mais il ne supporte pas qu'elle fréquente d'autres hommes. Elle le voit rôder, elle croit qu'il note les numéros d'immatriculation des voitures devant chez elle et, quelques heures avant l'appel, il lui a dit: «Ton père s'est fait tirer... je t'aurai donné ta dernière chance.»

 

Les policiers estiment que les menaces sont trop voilées. Il y a peut-être un début de harcèlement criminel, mais les gestes ne sont pas assez répétitifs. Ils conseillent à la femme de noter tous ces gestes. Ils quittent en concluant que l'appel d'urgence pour menaces de mort est «non fondé».

Cinq jours plus tard, le 23 juin 2001, Jocelyn Hotte pourchasse Lucie Gélinas sur l'autoroute. Il l'abat avec son arme de service et blesse un autre occupant de la voiture, maintenant paralysé. Hotte a été déclaré coupable de meurtre prémédité en 2002. La Cour suprême a confirmé le verdict en 2006.

Les trois hommes qui accompagnaient Lucie Gélinas, Pierre Mainville, Hugues Ducharme et David Savard, et deux autres proches, ont poursuivi la Ville de Laval. Mardi, le juge Steve Reimnitz, de la Cour supérieure, leur a donné raison. À ses yeux, la police de Laval a été fautive, et cette faute a eu pour conséquence directe le drame du 23 juin. Il doit déterminer la valeur du dédommagement bientôt.

Autant j'ai de la sympathie pour les victimes dans cette affaire, autant les fondements de cette décision me semblent fragiles. Ce n'est pas pour rien qu'il n'y a aucun précédent de ce genre au Québec, et de très rares cas ailleurs.

Les policiers peuvent commettre une faute en n'arrêtant pas quelqu'un. Mais de là à dire que cette omission a causé la mort et des blessures graves, il y a un pas de géant que je n'aurais pas franchi ici.

* * *

Au procès de Hotte, en 2002, le juge John Gomery avait émis de sévères critiques à l'endroit des policiers de Laval dans cette affaire. À tout le moins, ils n'ont pas respecté scrupuleusement les directives de leur propre corps de police, qui veut qu'on remplisse un rapport dans chaque affaire de violence conjugale, même s'il n'y a pas d'accusation.

La policière et le policier en cause ne l'ont pas fait.

Le juge Reimnitz estime en fait qu'il y avait amplement matière à faire arrêter Hotte: son allusion à la mort violente de Lucie Gélinas; sa présence obsédante; le fait qu'il avait déjà été suspendu à la GRC pour avoir harcelé une policière (ce que Mme Gélinas a dit aux policiers).

Les policiers ont dit que Mme Gélinas paraissait ambivalente mais calme. Ils ont dit qu'à leurs yeux la preuve était insuffisante.

Le juge ne leur accorde pas de crédibilité. Pour lui, s'ils avaient compris la situation, Hotte aurait été arrêté, la GRC lui aurait enlevé son arme de service, des conditions auraient été imposées et le drame ne se serait pas produit.

Certes, la victime a rencontré Hotte entre l'appel et le meurtre mais, pour le juge, ce n'était qu'une tentative désespérée de le calmer.

Aux yeux du juge, l'assassinat et les tentatives d'assassinat étaient «prévisibles». Les policiers n'avaient pas à prévoir l'événement dans ses moindres détails: «Il suffisait simplement qu'il soit possible qu'il se produise.»

Avec ce principe, est-on en train de dire aux corps de police d'accuser ou d'arrêter dès qu'il est «possible» qu'un drame survienne? Ça me semble difficile à soutenir et même dangereux.

Que les policiers aient manqué de jugement, c'est possible et, bien entendu, en voyant ce qui est arrivé après, il est facile de le dire - peut-être trop facile. Mais admettons qu'ils aient commis une erreur cette nuit du 18. Bien des choses auraient pu survenir. La victime aurait pu rappeler le 911. Les autres victimes auraient pu se trouver ailleurs. Et s'il avait été arrêté et désarmé, Hotte aurait probablement été libéré contre une caution. Il aurait fort bien pu, dans sa folle soif de contrôle, se procurer une autre arme.

Bref, il me semble difficile dans ce cas de faire porter à la police de Laval autre chose qu'un poids moral grave. Il faut plus qu'une faute pour être responsable: il faut un lien de causalité entre la faute commise et les dommages causés.

Et c'est ce lien que je cherche dans ce jugement, qui pourrait avoir d'imprévisibles conséquences.