Jouons à la devinette. Combien reste-t-il de Hells Angels en liberté au Québec?Deux.

Je ne compte pas ceux qui sont recherchés par la police, ni un troisième qui a obtenu une libération sous caution, mais dont le sort est en appel.

Deux Hells en liberté au Québec.

Ce n'est même pas assez pour former un gang au sens du Code criminel!

On est peut-être déjà habitué aux grosses rafles et aux communiqués triomphalistes de la police. Alors peut-être n'a-t-on pas saisi l'ampleur de l'opération SharQc du printemps 2009.

Il y a eu 111 membres en règle des Hells Angels mis en prison et accusés de meurtres, sans compter une quarantaine de compagnons de route. On verra ce qui arrivera des mégaprocès, mais s'ils sont tous reconnus coupables, cette organisation sera effectivement à terre.

Tout cela ne serait jamais arrivé sans le «témoin spécial» SylvainBoulanger. Mais voilà, nous a rappelé Enquête hier (André Cédilot l'avait écrit l'an dernier dans La Presse), cet ex-motard recevra 2,9 millions pour sa collaboration.

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Qui est Serge Boulanger? C'est un ancien membre en règle des Hells qui avait pris sa retraite en 2001. Quelques années plus tard, il a voulu refaire affaire avec ses anciens associés mais ceux-ci n'ont pas voulu. Boulanger s'est vengé en allant raconter ses souvenirs à la Sûreté du Québec.

Les premiers contacts ont eu lieu en 2006. En septembre 2007, Boulanger signe un contrat avec la Sûreté du Québec qui lui rapportera, à terme, 2,9 millions et une nouvelle identité.

Dans le cadre de ce contrat, il avoue avoir commis un meurtre. Le contrat prévoit une clause d'immunité: il ne pourra pas être poursuivi pour ce meurtre ni aucun autre crime sur la base de ces aveux. Ce n'est pas une immunité totale, cependant. Le contrat stipule qu'avec une preuve «indépendante», il pourrait être poursuivi.

Mais dans la vie, voici un meurtrier qui n'est accusé de rien et qui reçoit le cadeau d'une nouvelle vie et de presque 3 millions.

Quel message envoie-t-on aux citoyens? de demander à Enquête l'avocat Jacques Normandeau, qui a représenté un des Hells accusés dans SharQc. Car enfin, demande l'avocat, n'est-ce pas une incitation à aller vivre du crime pendant des années pour ensuite s'enrichir et obtenir l'immunité aux dépens des honnêtes citoyens?

Posé ainsi, c'est-à-dire à l'envers, le problème est énorme en effet.

Mais le fait est que la police n'avait aucune preuve contre Boulanger et, sans son aveu, ne l'aurait jamais accusé de toute manière. Plus important: sans sa collaboration, il n'y aurait pas deux Hells dans la rue. Il y en aurait 113.

Boulanger était un «sergent d'armes» chez les Hells et, à ce titre, il était au coeur de l'action pendant la guerre qui a fait quelque 150 victimes dans les années 90.

À proprement parler, Boulanger n'est pas un «délateur», mais un «témoin spécial». Car ce n'est pas un détenu qui change de camp. C'est un homme libre qui va voir la police.

Stéphane Gagné, qui a fait condamner Maurice Boucher, entre dans la catégorie des délateurs («témoins repentis», comme on dit au Ministère). C'est une fois arrêté pour meurtre qu'il a décidé de devenir délateur. Il s'est avoué coupable d'un meurtre prémédité et a été condamné en conséquence. Boulanger, lui, n'allait jamais être inquiété par la police - sauf si un autre motard avait parlé avant lui.

Son contrat a été signé avec la Sûreté du Québec, et non avec le comité contrôleur des délateurs. C'est une incohérence du système qu'il faudrait corriger, comme le recommandait en 2005 un rapport sur les délateurs. Autrement, la police gère des ententes particulières à sa manière sans contrôle extérieur - ce qui était précisément la raison de la création de ces comités qui entérinent toutes les ententes avec les délateurs au Québec.

Mais sur le fond, ça ne change pas grand-chose. Si effectivement la collaboration fait condamner à peu près tous les membres en règle des Hells Angels, il aura été plus utile que tous les délateurs jusqu'ici. Et même sur le strict plan financier, ce serait une bonne affaire, puisqu'il aura fait économiser des millions en enquêtes policières.

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Évidemment, c'est de bonne guerre, les avocats des motards vont soulever la moralité de l'opération.

Mais en Italie comme aux États-Unis, on n'a pas trouvé d'autre moyen de percer le crime organisé que de faire des ententes avec des membres qui trahissent leur organisation. Plus aucune n'est certaine qu'elle n'est pas espionnée de l'intérieur. Or, on n'attire pas ces témoins avec des bons sentiments.

Ce qu'il faut d'abord, en plus d'un encadrement uniforme, c'est de la transparence dans les avantages consentis - ce qui n'a pas toujours été le cas, comme l'a rappelé Enquête. Ensuite, le jury et le public pourront en juger.

Mais qu'on verse une somme record pour ce coup de filet historique qui a démantelé une organisation meurtrière ne me scandalise pas. Quant à l'immunité relative que la SQ a accordée à Serge Boulanger, elle peut se justifier pour les mêmes raisons.

On jugera vraiment au procès.

Pour joindre notre journaliste: yves.boisvert@lapresse.ca