Dans le grand laboratoire en forme d'entrepôt, tout est méticuleusement rangé. Il y a des grues, des pistons, des roulettes de plastique et toutes sortes d'outils très propres.

Et puis, dans un coin, sous une étagère, comme une pile de vieux tapis industriels. C'est la toile originale du Stade olympique, coupée en 420 bandes de 50 pieds sur 10. Du kevlar, un matériau si résistant qu'on peut tirer dedans au fusil de chasse sans le percer.

 

François Delaney l'a achetée il y a 20 ans pour 1$. «Ça m'a coûté 156 000$ pour la découper et la transporter, par contre...»

Que diable fait-il avec des retailles d'une vieille toile déchirée? Des tabliers de protection pour des travailleurs d'usine de sciage. Des housses pour protéger l'équipement dans des mines pendant les explosions. Et on en vend des bouts par internet.

Je vous l'annonce: il en reste en masse.

Au-delà de ces quelques objets, cette toile a surtout servi à faire pénétrer François Delaney dans le monde complexe et tourmenté du Stade olympique. Il en connaît maintenant les moindres détails techniques.

Lundi dernier, dans son labo de L'Assomption, il m'a montré la trouvaille à laquelle il travaille depuis des années: un nouveau toit rétractable pour le Stade olympique. Quoi? Du soleil dans le Stade?

 

Des experts séduits

Est-ce bien sérieux? Quand l'ancien membre du Comité organisateur des Jeux olympiques de Montréal et passionné de sport François Godbout m'en a parlé, j'ai eu la même réaction que tout le monde avant de rencontrer François Delaney: encore le toit du Stade! Et puis, qui est-il, ce Delaney, pas même ingénieur?

C'est un homme de 52 ans qui n'a pas de diplôme, mais des brevets dans 34 pays et des contrats avec Bombardier, General Electric, les Forces armées, des sociétés minières et j'en passe.

Et c'est un homme tenace. Quand la RIO lui a dit que son concept ne respectait pas l'intégrité architecturale du Stade, il est allé voir Roger Taillibert. Le père du Stade a trouvé l'idée si intéressante qu'il a écrit au premier ministre Jean Charest pour lui dire qu'il l'approuve.

Raymond Cyr était ingénieur à la Ville de Montréal pendant tout le chantier olympique et en coordonnait toutes les études techniques. «Je le connais par coeur, le Stade!» me dit-il.

Pour lui, Delaney tient une solution absolument ingénieuse, éminemment faisable et pratique.

L'ingénieur Serge Vézina, de la firme Dessau, est un des experts qui connaissent le mieux le Stade olympique.

M. Vézina, en plus d'avoir travaillé dans plusieurs très grands chantiers de par le monde, est celui que la Régie des installations olympiques a embauché comme expert dans son conflit judiciaire contre la firme Birdair.

Dans une lettre flatteuse datée du 3 juillet 2009, M. Vézina écrit que le concept est «prometteur» et «vraisemblable». Le concept est adapté aux singularités du complexe olympique, opine-t-il. En outre, il utilise des technologies de manutention «éprouvées». Certes, son étude était sommaire, mais Dessau était prête à signer une entente de collaboration et d'exclusivité avec M. Delaney en juin 2009, tellement on le prend au sérieux.

Le Groupe Canam, de Saint-Georges-de-Beauce, a participé à la construction de plus de 50 stades et amphithéâtres sportifs. C'est un des leaders nord-américains et mondiaux dans le domaine. On lui doit entre autres les quatre derniers complexes new-yorkais, dont le Yankee Stadium et celui des Jets. Canam est le responsable du toit rétractable des Marlins de Miami. Il a été choisi pour construire le prochain amphithéâtre des Penguins de Pittsburgh, dans la LNH, et il est sur les rangs pour le stade BC Place, à Vancouver.

Richard Vincent, vice-président à la recherche de Canam, est allé voir le projet de M. Delaney récemment et l'a trouvé très intéressant. «Je ne peux pas me prononcer sur les coûts en ce moment (une des spécialités de la firme), mais je pense qu'il est réalisable. C'est un projet qui me paraît très bien, qui utilise des technologies qui existent et qui a le grand avantage de ne pas ajouter de charge sur le stade, dont on nous dit qu'il a été affaibli. Et puis, ça permet de rouvrir le toit. Notre été est tellement court à Montréal, les gens ne veulent pas être enfermés.»

Photo: Robert Mailloux, La Presse

À L'Assomption, dans son grand laboratoire en forme d'entrepôt, François Delaney continue de croire qu'il a une solution sur mesure pour le Stade olympique.

De 200 à 10 000 tonnes

La beauté du concept Delaney, en plus de nous redonner accès au ciel, c'est qu'il ne s'appuie pas sur le stade, et donc qu'il ne nécessite aucun travail de réfection de l'édifice. Il est soutenu par quatre piliers intégrés au stade et qui reposent sur le sol.

À l'origine, le toit du stade Taillibert devait peser 90 tonnes. Le concept réalisé par Lavalin l'a fait passer à 200 tonnes. Le toit est soutenu par des câbles tendus qui le stabilisent. Le mât d'origine avait une capacité de soutien maximale de 6000 tonnes. Il devait supporter une pression de 4500 tonnes pour stabiliser la toile.

Le deuxième toit, fabriqué par Birdair pour remplacer la toile de kevlar d'origine, pèse 3000 tonnes. Celui-là aussi a déchiré.

Actuellement, la RIO a approuvé un toit fixe en acier conçu par SNC-Lavalin. Personne, ni au cabinet de la ministre Nicole Ménard (responsable de la RIO), ni à la Rio, ni à SNC-Lavalin, ne veut nous en dire le poids ou le coût. Il semble que ce soit un secret d'État!

L'information qui filtre parle d'un toit encore plus lourd que l'actuel (jusqu'à 10 000 tonnes), ce qui supposerait des travaux de renforcement du stade et du mât.

Vocation sportive

«Mon concept est un système très simple, sans entretien, sans électricité, sans graisse, sans essence, avec une technologie qui remonte au temps de Léonard de Vinci!» dit M. Delaney. Des pistons géants, installés sous le stade, montent et descendent pour tirer des câbles et déplacer le toit sur des rails. L'ouverture prend 20 minutes.

«On préserve la vocation sportive du Stade, ça ne devient pas seulement un centre de foire», dit François Godbout.

«Depuis la fin des Jeux olympiques, nous aurions dû avoir au moins deux championnats du monde, dit Raymond Cyr, mais on ne peut pas faire d'athlétisme si ce n'est pas en plein air et, si on veut du soccer de calibre international ou d'autres jeux (Commonwealth, panaméricains, etc.), il faut avoir un stade ouvert. Toutes les grandes villes se battent pour ça, et nous l'avons! Les Jeux ont été pensés pour laisser un héritage sportif à la jeunesse d'ici, et on risque de le perdre.»

La RIO fait la sourde oreille

À la RIO, on connaît très bien M. Delaney. Des employés se sont d'ailleurs rendus à son laboratoire pour évaluer le projet, basé sur son système de monte-charge breveté et utilisé dans l'industrie (mais à beaucoup plus petite échelle). «C'était par courtoisie», dit la porte-parole, Mme Sylvie Bastien.

Une courtoisie qui a cependant duré des mois. La première fois, les gens de la RIO sont venus à quatre. Puis un employé y est retourné deux fois. Et M. Delaney est allé à la RIO une dizaine de fois. On lui a donné accès à des documents, on a longuement parlé du projet. L'intérêt des gens de technique semblait y être. «Allô la courtoisie!» réplique M. Delaney.

Qu'importe, pour la direction de la RIO, le dossier est clos: il y a eu un appel de candidatures en 2004, auquel n'a pas participé M. Delaney. L'appel exigeait un projet de toit fixe en PPP. SNC-Lavalin a été choisie en dernière analyse. Elle sera propriétaire et responsable du toit pendant 25 ans, période pendant laquelle la RIO lui versera des frais annuels. Après? Le toit revient à la RIO.

«Vous savez, des gens qui ont des idées pour le Stade, il y en a à tout bout de champ», ajoute Mme Bastien.

Vu les appuis qu'elle a reçus, l'idée de M. Delaney est toutefois pas mal plus que celle d'un patenteux de sous-sol.

Il a fait faire des soumissions pour chaque morceau de son concept. Il en arrive à 197 millions de dollars, mais avec un coût d'entretien d'à peu près zéro. Il est convaincu que c'est moins cher que celui de SNC-Lavalin, mais la chose est impossible à vérifier en ce moment.

«Je vis cette démarche-là avec détachement», dit M. Delaney, après toutes ces années. Il a tout de même investi des centaines de milliers de dollars dans l'aventure et a enregistré divers brevets dans le monde, car il croit que son concept pourra être adopté ailleurs, si ce n'est ici. Les toits rétractables, autrefois décriés, sont maintenant en vogue chez les constructeurs de stades, y compris dans des villes nordiques, de Minneapolis à Milwaukee à l'Europe du Nord.

Mais ici, apparemment, on vit encore le choc post-traumatique du toit percé et on semble empressé de boucher d'acier ce trou gênant. Pour un coût inconnu, la RIO s'est résignée à gaspiller une installation sportive et à se priver d'occasions d'attirer des événements internationaux, sauf peut-être des concours de caniches en hiver.

Il ne resterait alors des Jeux olympiques de Montréal qu'un édifice dénaturé, symbole permanent de honte collective. À moins que quelqu'un au gouvernement ne finisse par y jeter un regard neuf, pour donner une dernière chance au sport.

Qui sait, on pourrait finir par se réapproprier un stade où le soleil aurait de nouveau le droit de pénétrer. Et même (on peut rêver) par en être fier.