Un des grands clichés de la vie politique québécoise consiste à dire que Toronto a sur Montréal l'avantage d'être à la fois la ville la plus importante de l'Ontario ET le siège de la capitale provinciale.

Autrement dit, on présume que, comme l'hôtel de ville de la métropole est à une petite marche de Queens Park, la complicité règne de toute éternité entre le maire de Toronto et le premier ministre ontarien.

Ah! Si seulement les sous-ministres et les autres fonctionnaires de Québec comprenaient les réalités montréalaises, s'ils vivaient ici, tout irait tellement mieux, nous disent les "décideurs" montréalais.

Oubliez ça, vous diront les gens de l'hôtel de ville de Toronto. Les quelques centaines de mètres à franchir dans la rue University pour aller de l'hôtel de ville torontois au parlement ontarien sont chargés d'autant de malentendus, d'incompréhension et de méfiance que les 260 km de l'autoroute 20 qui vous mènent de la rue Notre-Dame à l'Assemblée nationale.

" On a historiquement été tenus pour acquis par le gouvernement provincial, à qui il a toujours fallu aller quêter des permissions ", me dit un conseiller du maire David Miller.

" On vous revient là-dessus bientôt! " disait-on et six mois, un an plus tard, les fonctionnaires revenaient, ou ne revenaient pas, selon leur bon plaisir.

Au tournant de l'an 2000, les relations étaient si mauvaises entre Mel Lastman, le maire, et Mike Harris, le premier ministre, que quelques comiques au conseil municipal plaidaient pour la séparation de Toronto. Pourquoi sans cesse plus de responsabilités coûteuses, mais aucun pouvoir accru? Par quel moyen changer radicalement les rapports entre la capitale et la métropole, pour sortir du cercle vicieux de la quasi-tutelle? Personne ne voyait d'issue parce que, comme au Québec, donner l'impression de faire plaisir à la grande ville n'était pas rentable politiquement.

À l'affrontement classique, on a préféré la stratégie de l'encerclement. Créer un mouvement qui allait rallier les grandes villes, les gens d'affaires et les universitaires autour de l'idée que le succès économique du pays passe par les grandes villes.

Dieu sait qu'on a entendu le refrain depuis cinq ans dans les médias, les chambres de commerce, les colloques universitaires. C'est un mouvement international, bien entendu. Mais au Canada, ce mouvement est parti ici, pas loin du 11e étage de l'hôtel de ville de Toronto, dans le bureau de Phillip Abrahams.

Il ne s'en vante pas, mais M. Abrahams, le discret directeur des relations intergouvernementales, est un des architectes de ce mouvement. Son bureau arbore fièrement l'affiche de l'association des grandes villes (canadascities.ca). Quoi de mieux pour unir tout le monde dans ce pays improbable qu'une scène de hockey en plein air?

"Nous avons organisé des réunions, des colloques, le public a été mobilisé quant à l'importance des villes comme moteur économique", dit-il.

Bien sûr, les enjeux sont communs aux grandes zones urbaines : transport, infrastructures, services sociaux, police, etc. Mais si les gens de Toronto ont parti ce mouvement, c'était pour des fins bien locales. David Miller, simples conseiller à l'époque, était un grand promoteur de ce projet.

"Autrefois, on demandait à la province: voulez-vous nous donner un nouveau pouvoir? Et ils répondaient non. Nous avons décidé de leur dire : voulez-vous venir travailler avec nous? dit-il avec un sourire de satisfaction. Au départ, ils n'ont pas répondu. Quand les libéraux (de Dalton McGuinty) sont arrivés au pouvoir en 2003, nous leur avons écrit encore. On n'a pas eu de réponse. Puis soudainement, dans une entrevue de fin d'année, le premier ministre a déclaré qu'il cherchait des idées pour Toronto. Nous lui avons envoyé une autre invitation."

Miller a été élu maire en 2003. Il a invité les maires des 10 plus grandes villes et a invité le premier ministre de l'Ontario à leur adresser la parole. Ce n'était pas gratuit. Tranquillement, la sensibilisation se faisait, les esprits se rapprochaient

Il fut décidé que des fonctionnaires de la ville et de la province travailleraient ensemble à l'élaboration d'une charte pour Toronto. "Tout le monde est arrivé à ces rencontres avec ses préjugés. On a passé les quatre premiers mois simplement à s'entendre sur le sens des mots et à apprendre à se faire confiance."

De ces rencontres est né un rapport qui recommandait de donner les pleins pouvoirs à la Ville de Toronto. Puis la Loi sur Toronto, entrée en vigueur le 1er janvier. Au lieu d'avoir les pouvoirs que le gouvernement lui donnait explicitement, la Ville a maintenant tous les pouvoirs sauf ceux qui sont dans une liste d'exceptions.

"On n'a pas eu tout ce qu'on demandait, mais bien franchement, on ne pensait jamais avoir tout ce qu'on a eu! Une liste d'exceptions, avec le temps, on peut la faire diminuer. Nous avons complètement renversé les choses." Un exemple : Queens Park n'a aucune objection à ce que Toronto négocie directement avec le fédéral pour obtenir sa part de la TPS. Ça lève les objections constitutionnelles. Les pouvoirs de taxation locale sont accrus, comme plusieurs autres, dont les avantages fiscaux que la Ville peut décider d'octroyer. Bref, plus d'oxygène politique. Et en prime, une bonne entente totalement inédite entre la Ville et la province. "Ces relations sont capitales, le futur de la ville en dépend."

De tout cela, dit-il, Toronto émerge non plus comme une municipalité, mais comme un "gouvernement" à part entière, arrivé à maturité.

Ça ne règle pas tout, mais ça met la table pour les étapes à venir, où il sera question de partager les revenus fiscaux des projets de construction avec la province, et la taxe fédérale avec Ottawa. Voici, après ces cinq ou six ans de travail de fond, Toronto et Queens Park à peu près alliés.

Le maire de Montréal a raison d'en espérer autant. L'exemple torontois nous montre à tout le moins que même en partant de loin, avec un lent travail de fond, on n'est pas condamné à tourner en rond éternellement dans les relations Québec-Montréal.