Une opération, deux opérations, trois opérations... Au train où vont les choses, on va manquer de palais de justice pour juger tout ce beau monde.

Seulement depuis le mois de février, en une demi-douzaine d'opérations contre le crime organisé, on a déposé des accusations contre 400 personnes un peu partout au Québec.

Depuis la première grande opération antimotards, Printemps 2001, à peu près tout le monde a été forcé de changer ses méthodes de travail dans l'appareil judiciaire. On est passé de l'artisanat amélioré à l'ère post-industrielle en quelques années seulement.

***

Printemps 2001 était une première, en ce qu'elle mettait à contribution les grands corps de police présents au Québec, au sein d'une escouade d'élite. À cause des déconvenues judiciaires des années passées, on a carrément commencé à intégrer les procureurs à ces équipes d'enquête. Ils ne font pas que recevoir le fruit d'une enquête, ou suivre de loin en loin son évolution. Ils sont carrément les conseillers des policiers tout le long. L'idée étant de ne pas se retrouver devant le juge avec une écoute, une saisie ou une preuve obtenue illégalement.

Le crime organisé a depuis longtemps ses consiglieri. Des professionnels de tout acabit analysent les méthodes d'enquête de la police et conseillent en conséquence les criminels, pour adapter leurs stratégies. L'État serait bien bête de ne pas fournir des conseils juridiques en continu aux policiers.

Cette pratique améliore le travail policier (c'est le but, en tout cas). Et elle évite les surprises. Quand les arrestations sont décidées, c'est que la Direction des poursuites criminelles et pénales (DPCP) a donné son accord. Les procureurs sont prêts, les centres de détention sont avisés et même les juges coordonnateurs sont avertis.

On est devant «une grande chaîne de montage», dit le DPCP, Louis Dionne, grand patron des procureurs.

***

Dans cette chaîne, il y a évidemment les prisons. On a vu encore la semaine dernière dans les reportages de La Presse combien elles sont surpeuplées.

Le virage «réhabilitation», lancé dans la foulée du déficit zéro, et qui a mené à la fermeture de cinq prisons, a fait long feu. Si l'on veut que les prisonniers purgent leur peine, même réduite par la libération conditionnelle, il faut faire de nouvelles places. On a rénové une aile de Bordeaux et quatre nouvelles prisons seront construites. Ce n'est pas seulement pour les opérations contre le crime organisé, mais il est clair qu'il faut des cellules quand les fourgons arrivent en enfilade.

On a dû embaucher de nouveaux procureurs et en emprunter dans divers palais de justice. Cela met évidemment de la pression sur le système pour s'occuper des affaires courantes.

Il y a des efforts et des coûts, mais c'est le prix à payer pour contrer «l'hégémonie du crime organisé», comme le dit Louis Dionne. Le crime organisé entraîne aussi ses coûts, mais plus sournoisement, en vies humaines, en coûts sociaux, en force corruptrice dans l'économie légale et en affaiblissement de l'État de droit.

***

Reste la portion judiciaire proprement dite. Les mégaprocès du début des années 2000 ont été une leçon pour bien du monde. Aux dernières nouvelles, les avocats de la défense impliqués dans le dossier SharQc n'ont pas du tout l'air de vouloir jouer les mauvais numéros de certains collègues dans les dossiers de motards...

Les juges? À un avocat de la défense qui craignait que ce dossier gigantesque devienne vite «ingérable», le juge James Brunton a répondu que «la Cour supérieure est prête à relever le défi».

Et voilà bien le grand test de toutes ces affaires. Dans les cas de meurtre et dans les cas où la poursuite dépose un acte d'accusation privilégié (pour sauter l'enquête préliminaire), on se retrouvera devant jury - sauf entente improbable entre les parties.

On devine qu'un procès de 100 personnes n'est pas particulièrement attrayant. On va donc diviser les procès. Ce sont les avocats du DPCP qui feront ces découpages et qui décideront qui passera en premier. Cinq procès de 20? Dix de 10?

Le juge Brunton, qui coordonne la chambre criminelle, n'acceptera pas n'importe quelle arithmétique. Il a la responsabilité de rendre le tout jouable, surtout si des jurés sont impliqués.

Il est maintenant bien clair que les juges peuvent forcer le jeu de la poursuite dans les affaires extraordinaires. En Ontario, dans l'affaire Felderhof (Bre-X), la plus grosse fraude boursière de l'histoire, la Cour d'appel a reconnu des pouvoirs au juge pour limiter les requêtes, pour forcer le dépôt de documents écrits, pour organiser la présentation de la preuve, pour simplifier les débats, bref, pour gérer la cause comme cela ne se faisait jamais. À moins que cela cause des dommages «injustes et irréparables» à la poursuite.

S'il faut mobiliser des jurés de 12 personnes pendant six mois, un an ou plus, aussi bien que ce soit absolument nécessaire. Ce sont eux, qui n'ont rien demandé, qui devront juger plusieurs des produits, au bout de la chaîne de montage...