Des enfants décapités, des chiens qui dévorent des cadavres empilés, des femmes violées, des hommes traqués, torturés, mutilés, tués... Des rivières de sang, la haine et la peur partout, la fureur à un degré qu'on n'imagine pas.

Avant d'être la conclusion du procès Munyaneza, avant d'être un jugement historique, la décision d'André Denis est le récit désespérant du massacre de 800 000 êtres humains en quatre petits mois.

C'était le Rwanda et le génocide de l'ethnie minoritaire tutsie, ainsi que de Hutus modérés. C'était aussi un test raté pour la communauté internationale, incapable de faire cesser les massacres, malgré les appels à l'aide désespérés.

À défaut de se mobiliser pour sauver des vies, la communauté internationale s'est mobilisée pour punir les responsables. Un tribunal pénal international spécial a été créé (il achève son travail). D'autres allaient suivre, pour ensuite créer une Cour pénale internationale permanente qui peut juger les criminels de guerre et auteurs de crimes contre l'humanité - des pays signataires.

C'est dans ce mouvement que le Canada, comme plusieurs autres pays, a adopté une loi permettant de juger chez lui les auteurs de tels crimes.

Il faut voir à quel point cette loi défie les mentalités juridiques traditionnelles. C'est une exception au principe qu'un pays ne juge que les crimes commis sur son territoire, ou ceux commis par ses citoyens en territoire étranger. Désormais, d'où que vienne l'accusé et quel que soit le lieu de son crime (de cette catégorie), il peut être jugé au Canada.

Ce n'était pas une première. En 1986, une commission présidée par le juge Jules Deschênes concluait qu'il y avait 774 criminels de guerre réfugiés au Canada. Essentiellement, des criminels de guerre nazis de la Seconde Guerre mondiale. On a modifié le Code criminel pour permettre de les juger au Canada.

Un Imre Finta, accusé d'avoir participé aux camps de la mort en Hongrie, a été le premier - et le dernier - accusé selon ces dispositions. Il a été acquitté à Toronto par un jury, plus de 40 ans après les faits. La Cour suprême a confirmé cet acquittement.

Après cette déconvenue, plus aucun criminel de guerre n'a été accusé en vertu de cette loi. Les coûts sont immenses, la preuve difficile à faire, les acquittements trop risqués. Par la suite, on a plutôt révoqué la nationalité de certains criminels de guerre présumés ou facilité leur extradition.

On voit donc pourquoi le jugement Denis est historique. Un échec du ministère public risquait de condamner ce genre de procès. Il aurait été facile, en effet, de conclure que de juger des gens parlant une langue étrangère pour des crimes commis il y a 15 ans à 10 000 km d'ici est une entreprise vouée à l'échec, malgré le bel idéalisme qui l'anime.

Au contraire, ce jugement inaugure une nouvelle ère. Il n'y aura pas 15 procès de ce genre chaque année au Canada. Mais cet outil contre l'impunité vient de gagner en crédibilité. Il est possible de faire condamner des criminels de guerre au Canada, avis en soit donné.

C'est un signal envoyé aussi bien aux tyrans et aux bourreaux qu'aux autres pays. Il n'y a plus d'excuse, d'une certaine manière, pour ne pas mettre en oeuvre des mesures semblables, même si elles sont coûteuses.

Ce n'est pas un «bon jugement» parce qu'il conclut à la culpabilité. C'est un bon jugement, je dirais même un grand jugement parce qu'il est bien fait et convaincant. Chaque conclusion est appuyée par une analyse factuelle détaillée et une appréciation des témoignages. Le propos est clair, pédagogique même (on voit que le juge a conscience de s'adresser à un auditoire international). Le juge Denis était à la hauteur de cette tâche colossale - encore une fois.

Le tout reposant essentiellement sur l'appréciation des faits, je serais étonné que la Cour d'appel casse ce verdict.

La suite? La suite sera multiple. On pourrait mettre sur la liste le présumé génocidaire Léon Mugesera (il en est question dans le jugement), qui fait face à un jugement d'extradition depuis quatre ans, mais qui est encore au Canada vu les dangers que lui ferait courir un retour au Rwanda - on n'envoie pas des gens qui risquent la torture dans leur pays.

Ce serait la suite logique des choses.