On vient de libérer totalement cinq gangsters d'une accusation de meurtre. La raison? La poursuite s'est rendue coupable d'abus de procédure, selon la juge Sophie Bourque.

Il arrive en effet des cas extrêmes où un tribunal ordonne la suspension complète et définitive d'une accusation, même dans un cas de meurtre, à cause du comportement de la poursuite.

 

La question qui se pose est simple: dans quels cas un juge ira-t-il jusqu'à ce remède ultime? La réponse est moins simple. Elle remplit des cahiers entiers de jurisprudence. On pourrait dire que ça dépend du degré d'indignation du juge.

Or, manifestement, la juge Bourque a ici été profondément choquée. Notre problème ce matin, chers lecteurs, c'est qu'une partie de son indignation est basée sur des informations qui demeureront à jamais secrètes pour protéger l'identité d'un informateur de police. Je ne proteste pas contre ce secret, conforme à la jurisprudence. Seulement, avec ce qui reste comme arguments dans cette décision, j'avoue ne pas être convaincu du tout qu'il s'agit d'un «des cas les plus manifestes d'abus de procédure».

Le meurtre a eu lieu le 23 octobre 2005, dans un bar. Les membres d'un gang de rue se sont mis à 50 pour tuer un innocent nommé Raymond Ellis, qu'ils ont pris par erreur pour un rival. Un adolescent a été déclaré coupable de ce meurtre l'an dernier, et le procès de cinq adultes se déroulait depuis l'été dernier.

Une partie des difficultés a commencé quand le témoin-vedette de la poursuite, Wilkerno Dragon, a décidé de ne plus collaborer avec la poursuite.

Alors que dans un premier interrogatoire en 2005, et dans un témoignage ultérieur, il identifiait plusieurs des accusés, soudainement il refusait de témoigner. Contraint de le faire, il a renié toutes ses déclarations. La Couronne l'a fait déclarer témoin hostile et a pu le contre-interroger.

Mais voilà qu'on apprend que Dragon aurait reçu en prison des menaces et de l'argent pour changer son témoignage.

On est alors en plein témoignage devant jury. L'avocat de la poursuite, Louis Bouthillier, demande une remise «pour se préparer» à la suite de l'interrogatoire. C'est une tactique, car en réalité, les policiers ont placé des taupes dans la prison pour extirper des aveux à Dragon et ensuite le confronter.

La juge Bourque apprend que la remise a été demandée sous un faux prétexte et, furieuse, accuse l'avocat Bouthillier d'avoir menti à la Cour. Celui-ci explique qu'il ne pouvait quand même pas dire à la Cour que des agents doubles allaient infiltrer la prison. Vous n'aviez qu'à continuer l'interrogatoire pendant l'opération policière, lui rétorque la juge.

On peut se demander en quoi un interrogatoire bidon, destiné uniquement à gagner du temps, aurait été tellement plus honnête pour la Cour, mais indéniablement, il aurait évité à l'avocat de ne pas dire la vérité sur les motifs d'une remise.

On ne saura jamais ce qu'a donné cette opération d'infiltration. Mais c'est la toile de fond de la décision d'hier. Me Bouthillier, avocat d'expérience hautement respecté, a «trompé» l'autre partie et la Cour, dit la juge. Ces «fausses représentations» sont de nature à «miner la confiance du public dans l'administration de la justice».

Comment avoir confiance dans les jugements des tribunaux s'ils permettent qu'on les trompe? demande-t-elle.

Bonne question, mais j'en pose une autre: que faire avec un témoin (peut-être) acheté? Laisser courir? Voilà qui ne rehausserait guère «la confiance du public».

On peut parler d'une erreur de bonne foi. Mais de là à dire qu'elle vicie totalement le processus judiciaire? Ça me semble sévère.

Me Bouthillier concède que le procès doit être avorté, mais pour être mieux repris ensuite.

La juge ne l'entend pas ainsi et rejette ce compromis. Car elle reproche aussi à la Couronne d'avoir fait lire devant le jury une note retrouvée sur le témoin Dragon. Cette note laisse entendre que le témoin a été corrompu pour aider les accusés. Ni la défense ni la juge ne sont intervenues pour empêcher cela. La juge y voit néanmoins une tactique malhonnête de la Couronne, puisque cette note n'aurait pas pu être admise en preuve.

Et il y a cet autre élément, qui nous est inconnu: la Couronne a accepté de laisser introduire une preuve qu'elle savait à tout le moins douteuse, grâce à un informateur. Et c'est cette partie qui est soumise au secret.

Il se peut donc que la Cour d'appel, qui aura accès à toute l'information, confirme cette décision.

Mais ce matin, avec ce que contient ce jugement, cette décision radicale me semble excessive et bien loin de ces cas «manifestes» dont parle la jurisprudence: parjure d'un policier camouflé par la Couronne, par exemple.

Pour joindre notre chroniqueur yves.boisvert@lapresse.ca