Un avocat qui reçoit des mandats d'une Ville peut-il en même temps agir en poursuite contre cette Ville? Légalement, rien ne l'interdit. Dans la mesure où tout le monde est au courant, que les clients l'acceptent, aucun juge ne déclarera cet avocat inhabile.

Ainsi, depuis cinq ans, Marc-André Fabien, avocat chez Fasken Martineau, peut sans souci représenter le Canadien Pacifique ou la Société immobilière du Canada qui contestent leur évaluation municipale devant les tribunaux. Ou une firme exploitant illégalement un parking. Ou Brault & Martineau, ou France Film, qui contestent leur évaluation foncière.

Pas grave si, seulement depuis les dernières élections, en novembre 2005, Fasken Martineau a obtenu pour plus de 1,6 million en mandats de la Ville de Montréal. C'est légal.

Certains mandats donnés par la Ville ont été accomplis par Me Fabien lui-même, comme cette fameuse enquête sur l'arrondissement d'Outremont.

Il a aussi représenté la Société de transport de Montréal, poursuivie par le constructeur Alstom après l'attribution du contrat de construction du métro à Bombardier. La STM est «totalement distincte» de la Ville, dit Me Fabien. Juridiquement, certes. Mais je signale au passage que le président du conseil d'administration est le maire de l'arrondissement de Verdun et que cinq des huit membres du CA sont des élus de la Ville de Montréal.

Quelle est la règle en matière de conflit d'intérêts? Il est normalement interdit à un avocat de représenter un client dont les intérêts sont directement opposés aux intérêts immédiats d'un autre client, même si les mandats n'ont aucun rapport entre eux. Mais si les deux clients sont pleinement informés et n'y voient aucune objection, et si l'avocat peut représenter chaque client sans nuire à l'autre, alors c'est permis. C'est ce que dit l'arrêt Neil, de la Cour suprême. On y lit également que les gouvernements sont tellement gros (on peut inclure la Ville de Montréal là-dedans) qu'on présume qu'ils n'ont pas d'objection à voir un avocat du privé travailler tantôt pour eux, tantôt contre eux.

Il va de soi que Me Fabien, plaideur hautement qualifié, a informé tous ses clients. Légalement, c'est impeccable et, d'ailleurs, qui se plaint? Et puis, comme le dit Me Fabien, «tous les grands cabinets de Montréal le font».

Il a raison. En fait, les grands bureaux trouvent même les règles actuelles trop contraignantes. Eh oui, mesdames et messieurs, au risque de vous émouvoir, sachez que la profession d'avocat est de moins en moins une profession et de plus en plus une industrie.

Le juge Binnie, dans Neil, rappelle (pour qui l'aurait oublié) que les avocats sont aussi au service de la justice, pas seulement de leur cabinet. Il écrit que «les stratégies d'expansion commerciale doivent s'adapter aux principes juridiques plutôt que l'inverse». Mais la pression commerciale augmente sans arrêt.

Et j'imagine que le Canadien Pacifique veut avoir tous les excellents services de Fasken Martineau, y compris de son très coté plaideur Fabien. Et Fasken Martineau veut en même temps tous les mandats possibles de la Ville de Montréal. Allez donc les blâmer, il faut bien vivre! Eh! Les sceptiques: Me Fabien nous dit qu'il refuse régulièrement des mandats pour agir contre la Ville.

Tout est légal, légal, légal. Tous les clients sont contents. La Ville est contente. Quel est donc le problème?

Le problème, il découle d'un certain sens de la moralité publique. De la simple décence.

Le problème, c'est que, quand on a été président du parti du maire Gérald Tremblay jusqu'en août 2003, quand on est proche du maire depuis longtemps, quand de plus on est associé d'un grand bureau qui reçoit plus d'un demi-million d'honoraires de la Ville annuellement (par pur mérite, et appels d'offres, et tout!)... Quand on est tout ça en même temps... comment dire?

Ça ne fait pas chic de représenter des proprios de parking contre Montréal.

Oh, légal, très légal tout ça! Et aucune violation du secret professionnel ni rien de méchant!

Mais terriblement inélégant.